Introduction
par Sylvie Giono
Je viens d’apprendre que le roman Les Âmes fortes sera au programme des agrégations de Lettres pour les concours 2017.
Dans ce livre, mon père, grand amateur d’âmes, s’est surpassé et a été souvent surpris par ses personnages. Espérons que les étudiants sauront dénouer les écheveaux de ces pelotes emmêlées.
Curieusement, ma première pensée ne va pas à l’histoire ni au style, mais à la beauté de ce manuscrit, l’un des plus beaux de mon père. Je me souviens de ce qu’il disait alors : « Je ne veux pas écrire BIEN, je veux écrire BEAU ». Les belles pages couleur paille recouvertes des dessins que forme son écriture ramassée, arrondie, serrée, très noire. Il n’y a aucune marge, la phrase commençant tout contre le vide du haut de la page, la dernière ligne finissant tout au bas, ne laissant aucun espace, masquant complètement le papier dont on ne voit plus la couleur jaune.
Lui qui ne savait ni dessiner, ni peindre, avait trouvé une autre forme pour sa satisfaction esthétique.
Une de ces pages manuscrites représentait trois à quatre pages du livre imprimé, le tout sans ratures ou si peu qu’elles passaient inaperçues, comme des reprises bien faites dans un beau tissu. C’est de cet aspect de beau dessin dont il nous parlait en premier, avant de commencer la lecture à voix haute de son texte.
Puis venait le plaisir de l’écriture, de l’histoire, l’étonnement qu’il avait parfois vis-à-vis de ces deux femmes qui l’emmenaient vers un développement et une fin encore inconnus de lui.
Je me souviens de cette époque, des années 1948-1949 au moment de la rédaction de ce roman, parce que j’étais très mécontente de mon père. J’enrageais même contre lui. J’avais quinze ans, période romantique, s’il en est, de l’adolescence. Nous vivions alors en pleine création du Hussard sur le toit. Chaque soir nous avions le bonheur de suivre l’histoire en feuilleton. Mon père nous lisait les trois à quatre pages manuscrites (jamais plus) qu’il avait écrites dans la journée. Il m’offrait aussi mon premier amour, Angelo, personnage jeune, noble, beau, ayant du charme, le sens de l’honneur, de la tendresse et par-dessus tout le goût du bonheur, ce que je comprenais très bien.
Tous les soirs après le repas j’attendais avec impatience les aventures de mon héros, mais voilà qu’un jour, Angelo reste coincé sur les toits de Manosque, refusant d’en descendre pour continuer son périple en Provence et sa rencontre avec son amour Pauline de Théus.
Mon père, n’ayant aucune envie de souffrir auprès de son personnage figé, se mit à la rédaction des Âmes fortes, l’histoire de deux femmes qui ne demandaient qu’à exister sous sa plume. Cela ne faisait pas mon affaire et j’en voulais à la fois à mon père et à ces femmes qui le détournaient pour qu’il s’occupe d’elles, laissant mon Angelo en sommeil tel un Beau au bois dormant.
Cela nous faisait un grand changement. De ce héros romantique, plein de qualités, doté d’une grande naïveté, de sincérité, nous étions soudainement plongées dans des intrigues, des mensonges, des calculs, de la méchanceté, des passions dévorantes et des meurtres. Le virage était dur à négocier.
On aurait dit que mon père voulait démontrer que les vertus ou les qualités, comme l’amour et la générosité exacerbés, pouvaient devenir des défauts monstrueux et destructeurs.
Ces femmes fortes me désorientaient et je n’étais pas la seule. Je vous l’ai dit, même mon père ne savait pas où ses personnages l’emmenaient, ni qui ils étaient vraiment. Thérèse le déroutait. Il mettait face à face les deux interprétations, ne sachant laquelle choisir : est-elle une grande criminelle, machiavélique et cynique, acharnée à ruiner sa bienfaitrice, non par esprit de lucre mais par envie de pouvoir ? Ou bien Thérèse aime-t-elle passionnément Madame Numance au point de devenir criminelle et par la suite tuer Firmin pour la venger ?
Quant à Madame Numance (qui n’est pas aussi angélique que ça), j’y retrouve en partie l’image de mon père par cette générosité « hémorragique » qui n’a pas de limite.
Avec mon père, nous sommes toujours dans la démesure. Donner, pour lui, était une véritable passion, une jouissance extrême qui se suffisait à elle-même.
Je pense souvent à cette phrase dans Noé qui le caractérise si bien :
« À quoi sert un Paradis terrestre si l’on n’a pas la tentation de le perdre ? »
Des tourments occasionnés par ses personnages, Angelo bloqué sur les toits de Manosque, refusant d’avancer dans son histoire, Thérèse et Madame Numance qui menaient une vie qui l’intriguait, nous n’en n’avions nulle conscience dans notre vie quotidienne. Pendant les repas de midi, mon père continuait de plaisanter, de sourire, de raconter des histoires. Il fumait sa pipe, écoutait de la musique (baroque ou classique) et dégustait avec un plaisir manifeste les bons petits plats préparés par ma mère.
Mon père était joyeux, tendre et décontracté, sachant mettre de côté cette vie parallèle, imaginaire, qui pourtant était la seule importante pour lui. Celle qui lui donnait le bonheur le plus complet, celle qui effaçait tous les soucis inhérents à la réalité.
Si Madame Numance est pour moi une des représentations de mon père, le vrai mystère est : qui est Thérèse ?
Aucune égérie n’a jamais revendiqué d’être l’inspiratrice de ce personnage monstrueux et pourtant…
Dans ce livre, mon père, grand amateur d’âmes, s’est surpassé et a été souvent surpris par ses personnages. Espérons que les étudiants sauront dénouer les écheveaux de ces pelotes emmêlées.
Curieusement, ma première pensée ne va pas à l’histoire ni au style, mais à la beauté de ce manuscrit, l’un des plus beaux de mon père. Je me souviens de ce qu’il disait alors : « Je ne veux pas écrire BIEN, je veux écrire BEAU ». Les belles pages couleur paille recouvertes des dessins que forme son écriture ramassée, arrondie, serrée, très noire. Il n’y a aucune marge, la phrase commençant tout contre le vide du haut de la page, la dernière ligne finissant tout au bas, ne laissant aucun espace, masquant complètement le papier dont on ne voit plus la couleur jaune.
Lui qui ne savait ni dessiner, ni peindre, avait trouvé une autre forme pour sa satisfaction esthétique.
Une de ces pages manuscrites représentait trois à quatre pages du livre imprimé, le tout sans ratures ou si peu qu’elles passaient inaperçues, comme des reprises bien faites dans un beau tissu. C’est de cet aspect de beau dessin dont il nous parlait en premier, avant de commencer la lecture à voix haute de son texte.
Puis venait le plaisir de l’écriture, de l’histoire, l’étonnement qu’il avait parfois vis-à-vis de ces deux femmes qui l’emmenaient vers un développement et une fin encore inconnus de lui.
Je me souviens de cette époque, des années 1948-1949 au moment de la rédaction de ce roman, parce que j’étais très mécontente de mon père. J’enrageais même contre lui. J’avais quinze ans, période romantique, s’il en est, de l’adolescence. Nous vivions alors en pleine création du Hussard sur le toit. Chaque soir nous avions le bonheur de suivre l’histoire en feuilleton. Mon père nous lisait les trois à quatre pages manuscrites (jamais plus) qu’il avait écrites dans la journée. Il m’offrait aussi mon premier amour, Angelo, personnage jeune, noble, beau, ayant du charme, le sens de l’honneur, de la tendresse et par-dessus tout le goût du bonheur, ce que je comprenais très bien.
Tous les soirs après le repas j’attendais avec impatience les aventures de mon héros, mais voilà qu’un jour, Angelo reste coincé sur les toits de Manosque, refusant d’en descendre pour continuer son périple en Provence et sa rencontre avec son amour Pauline de Théus.
Mon père, n’ayant aucune envie de souffrir auprès de son personnage figé, se mit à la rédaction des Âmes fortes, l’histoire de deux femmes qui ne demandaient qu’à exister sous sa plume. Cela ne faisait pas mon affaire et j’en voulais à la fois à mon père et à ces femmes qui le détournaient pour qu’il s’occupe d’elles, laissant mon Angelo en sommeil tel un Beau au bois dormant.
Cela nous faisait un grand changement. De ce héros romantique, plein de qualités, doté d’une grande naïveté, de sincérité, nous étions soudainement plongées dans des intrigues, des mensonges, des calculs, de la méchanceté, des passions dévorantes et des meurtres. Le virage était dur à négocier.
On aurait dit que mon père voulait démontrer que les vertus ou les qualités, comme l’amour et la générosité exacerbés, pouvaient devenir des défauts monstrueux et destructeurs.
Ces femmes fortes me désorientaient et je n’étais pas la seule. Je vous l’ai dit, même mon père ne savait pas où ses personnages l’emmenaient, ni qui ils étaient vraiment. Thérèse le déroutait. Il mettait face à face les deux interprétations, ne sachant laquelle choisir : est-elle une grande criminelle, machiavélique et cynique, acharnée à ruiner sa bienfaitrice, non par esprit de lucre mais par envie de pouvoir ? Ou bien Thérèse aime-t-elle passionnément Madame Numance au point de devenir criminelle et par la suite tuer Firmin pour la venger ?
Quant à Madame Numance (qui n’est pas aussi angélique que ça), j’y retrouve en partie l’image de mon père par cette générosité « hémorragique » qui n’a pas de limite.
Avec mon père, nous sommes toujours dans la démesure. Donner, pour lui, était une véritable passion, une jouissance extrême qui se suffisait à elle-même.
Je pense souvent à cette phrase dans Noé qui le caractérise si bien :
« À quoi sert un Paradis terrestre si l’on n’a pas la tentation de le perdre ? »
Des tourments occasionnés par ses personnages, Angelo bloqué sur les toits de Manosque, refusant d’avancer dans son histoire, Thérèse et Madame Numance qui menaient une vie qui l’intriguait, nous n’en n’avions nulle conscience dans notre vie quotidienne. Pendant les repas de midi, mon père continuait de plaisanter, de sourire, de raconter des histoires. Il fumait sa pipe, écoutait de la musique (baroque ou classique) et dégustait avec un plaisir manifeste les bons petits plats préparés par ma mère.
Mon père était joyeux, tendre et décontracté, sachant mettre de côté cette vie parallèle, imaginaire, qui pourtant était la seule importante pour lui. Celle qui lui donnait le bonheur le plus complet, celle qui effaçait tous les soucis inhérents à la réalité.
Si Madame Numance est pour moi une des représentations de mon père, le vrai mystère est : qui est Thérèse ?
Aucune égérie n’a jamais revendiqué d’être l’inspiratrice de ce personnage monstrueux et pourtant…
Sylvie Giono