LES ÂMES FORTES Jean Giono
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Les Âmes fortes 
Histoire d'un titre
​par Jacques Mény


​      Les deux premières pages du manuscrit présentent les différents titres envisagés par Giono pour son roman, avant qu’il ne choisisse définitivement Les Âmes fortes en avril 1949, peu de temps avant la fin de la rédaction. Au centre de la première page de titre, nous pouvons lire :
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​La seconde page de titre, qui est la première écrire, porte les indications suivantes :
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Gogol, Vauvenargues ou Barrès ?
 
     Dans sa notice de Faust au village et dans celle des Âmes fortes, Robert Ricatte commente le titre et le sous-titre initialement prévus pour le recueil de nouvelles publié en 1977 sous le titre Faust au village, avant de devenir provisoirement ceux des Âmes fortes [1] :
​« La Chose naturelle – Rien dans les mains ». À propos du titre définitif retenu par Giono, Les Âmes fortes, Robert Ricatte propose plusieurs sources possibles : une citation d’un auteur non identifié au sujet de Nerval dans Mes cahiers de Barrès, et Vauvenargues, dont Ricatte souligne qu’il affectionne particulièrement l’expression « âmes fortes ». Enfin, il rappelle que, comme semble le croire Claudine Chonez [2], ce titre est peut-être inspiré, « par contraste », de celui du récit de Gogol Les Âmes mortes, que Giono appréciait beaucoup. Mais cette hypothèse hasardeuse ne doit pas être retenue comme origine du titre de la « Chronique » de 1949.
     En 1947 et 1949, Giono a fait l’acquisition des douze volumes de Mes cahiers de Maurice Barrès édités chez Plon entre 1929 et 1949. Il a, en effet, marqué d’un astérisque, en marge de la page 43 du tome V, un passage daté du 14 octobre 1906 : « “Gérard de Nerval n’était pas de sa nature assez fort pour avoir le goût de la solitude, le plus fier plaisir des âmes fortes.” Rompre avec ses adversaires, puis, sans les rejoindre rompre encore avec ses amis ». Mais rien n’indique que cette marque de lecture soit contemporaine de l’écriture des Âmes fortes.
     Quant à Vauvenargues, dont Giono possédait plusieurs éditions des œuvres, Robert Ricatte commente le n° 588 des Réflexions et Maximes, dont il met le texte en rapport avec la passion qui « commande » Thérèse : « Ce qui constitue ordinairement une âme forte, c’est qu’elle soit dominée par quelque passion altière et courageuse, à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient subordonnées ; mais je ne veux pas en conclure que les âmes partagées soient toujours faibles ; on peut seulement présumer qu’elles sont moins constantes que les autres ». Mais Giono n’a tracé aucune marque de lecture en marge de cette « réflexion » de Vauvenargues.
 
Descartes et Retz
 
     C’est bien, cependant, au cours de l’une de ses lectures que Giono a trouvé l’idée de son titre, et l’ouvrage qui l’a mis sur cette voie se trouve dans sa bibliothèque. Il s’agit de Histoire de la conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque du cardinal de Retz, qui paraît chez Stock dans la collection « La Promenade », dirigée par Marcel Arland, au cours du premier trimestre de 1949. Giono, qui tient Retz pour un très grand écrivain, lit cet ouvrage dès sa parution et l’idée d’intituler son roman Les Âmes fortes lui est venue à la lecture de la préface d’Armand Hoog au texte de Retz [3]. Plusieurs marques de lecture portées par Giono sur cette préface le suggèrent, mais encore faut-il être sûr que Giono était bien en train de lire la préface de Hoog tandis qu’il rédigeait Les Âmes fortes. Son carnet de préparation « 24 janvier 1949 (La Chose naturelle) etc. Les Âmes fortes » en apporte la preuve irréfutable. Au milieu du folio 39 v°, parmi les notes pour son roman en cours, Giono écrit : « Le Hussard ou une forme individuelle de l’histoire ». La formule « une forme individuelle de l’histoire » est bien empruntée à un passage de la préface d’Armand Hoog, où Giono l’a soulignée – ajoutant en marge « H » pour Hussard : « le colonel Lawrence a entrepris de montrer à ses contemporains étonnés qu’une forme individuelle de l’histoire était encore possible dans le monde du XXe siècle, malgré les déterminations collectives de plus en plus impérieuses qui marquent la présente civilisation ». Et en bas de la même page de carnet, Giono écrit et encercle « une âme forte », expression qu’il vient de lire deux pages plus haut dans la préface dont nous transcrivons ici l’extrait concerné, en indiquant les marques de lecture de Giono : soulignements, coches et astérisques *, signe particulièrement cher à l’écrivain qui signale son intérêt particulier pour un segment de texte.
« Le premier dessein du Traité des passions [de Descartes] n’est rien d’autre que de distinguer les “âmes faibles”. [coche + *] Or une “âme forte” ne tient sa force ni de la vertu, ni de la raison, ni de la lucidité, ni de l’attention au réel, mais seulement d’un système cohérent de jugements (lesquels peuvent fort bien reposer sur des passions) ; système selon quoi s’orienteront tous les actes d’une vie. Et que ce soit l’ambition ou la charité, la volonté de puissance ou le parti-pris d’humilité… Je demande aux lecteurs la permission de recopier ce texte fondamental, l’article XLIX du Traité des passions [4] : [coche + *] “Bien que souvent ces jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions, par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre ou séduire, toutefois, à cause qu’elle continue de les suivre lorsque la passion qui les a causés est absente, on les peut considérer comme ses propres armes, et penser que les âmes sont plus fortes ou plus faibles, à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires.” Et donc c’est là un type d’âme fort peu sentimentale, fort peu rationaliste, fort peu dialectique, où ni Saint-Just, ni Royer-Collard, ni Léon Bourgeois, ni Maurras, ni Briand, ni Lénine, ne peuvent reconnaître le schéma de leur action politique. Descartes écrivait pour Retz. Ou pour Vincent de Paul.
     Suivre l’ivresse d’une autonomie héroïque ; ne se soucier pas de coller au réel, mais plutôt d’agir contre lui : loin de voir là un souci de lucidité ou bien la marque d’un cynisme amoral, j’y vois plutôt, comme chez Corneille, une volonté d’illusion persistante [*] par quoi l’âme forte se satisfait et gagne sa partie (j’entends celle de la terre ; pour l’autre, c’est une autre affaire). »
 
     Giono a donc trouvé l’idée de son titre au début du mois d’avril 1949, moins d’un mois avant la fin de la rédaction du roman. Mais il semble encore hésiter à l’adopter et cherche quelle forme définitive lui donner. Plusieurs pages du carnet montrent comment il tourne autour de cette idée d’« âme forte », la mettant à l’épreuve du titre adopté jusque-là – « La Chose naturelle » – et à celle d’autres titres qui jaillissent en même temps sous sa plume.
 
Folio 39 v° : « Une âme forte » « Oh ! (Shakespeare) »
 
Folio 40 r° : La noire aventure (cerclé)
                     Épigraphe pour « La Chose naturelle »
                     « Tout cela qui sent l’homme, à mourir me convie »
                                                                        Agrippa d’Aubigné
                     L’ange gris (cerclé)
                     La vie à l’envers
                     L’ange noir « Oh ! (Shakespeare) »
                     L’ange gris
                     L’ange gris
                     Les anges gris
                     Une âme forte (cerclé)
Folio 45 r° :
 
    Chroniques
            *
Les Âmes fortes
 
Folio 48 r° : « Thérèse ou Les Âmes fortes » et quelques lignes plus bas « Les Âmes fortes ». 
 
Intertexte
 
    Non seulement, le commentaire de Descartes par Hoog apporte à Giono son titre, mais ce passage a également suscité le portrait de Thérèse en « âme forte », qui vient en incise dans la continuité narrative. Il n’est que de comparer les lignes de la préface transcrites plus haut avec le paragraphe du roman qui commence à : « Thérèse était une âme forte. Elle ne tirait pas sa force de la vertu : la raison ne lui servait de rien… » [5]. Giono reprend plusieurs mots, expressions et idées dans ce passage qui a capté son attention et moule sur lui le portrait de Thérèse, portrait qui est aussi l’autoportrait du romancier. Mais Giono supprime en la biffant sur le manuscrit une phrase qui rendait sans doute trop explicite cet autoportrait : « Elle ne pouvait se satisfaire que d’un monde reconstruit selon ses propres plans » [6].
 
     Dans son étude « Le Potlatch de Madame Numance » – que l’on peut retrouver sur ce site à la rubrique « Études » – Noël Mauberret signale une référence à Descartes dans le texte des Âmes fortes : « Si l’on écoute le récit fait par Thérèse elle-même, peut-on citer le mot amour ? Pour Thérèse, la vie est une méthode. Il y a un “discours de la méthode” de Thérèse. Au départ, chez Thérèse, il y a un doute absolu. Expérience cartésienne que celle de cette femme qui part de rien sur le plan matériel et qui remet tout en cause sur le plan de l’analyse. Giono nous fait un clin d’œil : il reprend l’image du doute que donne Descartes dans les Méditations métaphysiques, celle des chapeaux et des manteaux : “Tout le monde dit : "Monsieur" à un chapeau et à une redingote. […] C’est à force de jugeote que tu finis par te poser la question : "Qu’est-ce qu’il y a sous le chapeau ? Qu’est-ce qu’il y a dans la redingote ?" [7] ». Descartes écrit : « […] et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres et des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? [8] »
 
*
 
      Du choix du titre de son roman, Giono écrit à une amie, le jeudi 7 avril 1949 : « J’ai fini le livre. Il s'appelait “La Chose naturelle”. Ce titre toutefois courait ou plutôt faisait courir au livre le danger d'établir un malentendu dans l'esprit du lecteur : on pouvait croire qu'il s'agissait là encore d'un essai comme Les Vraies Richesses. C'est pourquoi j'ai changé. Il s'appelle maintenant Les Âmes fortes. En effet, la nommée Thérèse et toutes les femmes qui lui donnent la réplique sont ce qu'on peut appeler des âmes rudement fortes ».

[1] Jean Giono, Œuvres romanesques complètes V, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1980, pp. 938-939 et 1023, 1024, 1031.

[2] Claudine Chonez, Giono par lui-même, collection « Écrivains de toujours », Seuil, 1956, p. 62.

[3] Armand Hoog (1912-1999), professeur de littérature, essayiste et romancier. 
 
​[4] Descartes, Les Passions de l’âme, « Art. 49 Que la force de l’âme ne suffit pas sans la connaissance de la vérité », in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1937, pp. 581-82. Ce volume se trouve dans la bibliothèque de Giono à Manosque.

[5] V, 451.

[6] V, 1130, variante b de la page 451.

[7] V, 414.

[8] Descartes, « Méditations », in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1937

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