LES ÂMES FORTES Jean Giono
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« Machiavel au village »



​      La rédaction des Âmes fortes intervient à un moment particulier de la vie intellectuelle de Jean Giono, celui où son intérêt toujours plus vif pour l’œuvre de Machiavel se traduit en réalisations concrètes. C’est pendant l’été 1948 que Giono suggère à Claude Gallimard, venu lui rendre visite sur son lieu de vacances à Lalley dans le Dauphiné, de publier les œuvres complètes de Machiavel dans la Pléiade. Ce projet éditorial, animé par Giono, est très vite mis en route. Il va l’entraîner à, d’une part, approfondir pendant près d’un an ses connaissances et sa réflexion en matière de philosophie politique ; et à, d’autre part, rédiger deux textes importants, où il exprime sa vision personnelle d’un « être vivant », dont le nom s’est transformé au fil des siècles en « adjectif péjoratif ». Les deux textes de Giono sur Machiavel, conçus comme introduction au volume de la Pléiade, ont été écrits respectivement en janvier 1951 et janvier 1952 [1]. Mais, fin décembre 1948, alors qu’il démarre la rédaction des Âmes fortes, Giono songe également à une première étude sur Machiavel pour laquelle il prend quelques notes et qu’il ne rédigera pas. En janvier 1949, Giono signe avec Gallimard le contrat qui l’engage pour plusieurs années dans l’aventure du « Machiavel-Pléiade ». Il compose donc Les Âmes fortes dans un contexte où la pensée de Machiavel l’accapare constamment. Plusieurs notes prises dans les carnets de travail des Âmes fortes montrent bien les chemins parallèles qu’il suit, entre étude de Machiavel et création romanesque, au cours des quatre premiers mois de 1949, où il rédige sa troisième « chronique romanesque ».
     Un ouvrage conservé dans la bibliothèque de Giono à Manosque est révélateur de la porosité entre l’écriture des Âmes fortes et la réflexion du romancier sur la pensée politique de Machiavel. Il s’agit d’un « classique » des études en sciences politiques, Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à nos jours de Jean-Jacques Chevallier, ouvrage paru justement au début de 1949 et que Giono lit dès sa parution, parallèlement à la rédaction des Âmes fortes. Le volume présente de nombreuses marques de lecture et des commentaires marginaux, mais aussi une ébauche du dialogue final du roman sur la page de « faux titre » et quelques répliques esquissées à côté de notes sur Hobbes et Machiavel sur deux anciens bulletins d’abonnement aux Cahiers du Contadour, que Giono a glissés entre les pages de cet ouvrage dont il va faire grand usage tout au long de l’année 1949 [2].
 
Complexité de la genèse des écrits de Giono sur Machiavel 
 
     La lecture de Machiavel et de ses exégètes est un événement – peut-être l’événement – majeur dans le parcours de Giono après 1946. Avant l’été 1946, il ne connaissait que Le Prince. Son désir d’aller plus loin dans sa connaissance de l’œuvre et de la vie de Machiavel se traduit dans la demande faite à son ami Henri Pollès, au début du mois de juin 1946, de lui trouver « Tout Machiavel sauf Le Prince (à moins que ce soit une bonne édition avec notes abondantes) » [3]. Avant de partir pour un séjour estival dans le Trièves, il note dans son carnet : « À lire cet été à la montagne : Retz, Machiavel et Dante ». En juillet, comme en témoigne son journal [4], il est plongé dans la lecture du livre de Giuseppe Prezzolini, publié en 1929 : Vie de Nicolas Machiavel Florentin. Jusqu’en 1951, les carnets de travail de Giono vont recueillir citations et épigraphes tirées de ses lectures « machiavéliennes », souvent assorties de commentaires. Mais avant que ne naisse le projet du « Machiavel-Pléiade », l’écrivain ne semble destiner qu’à son usage personnel ce « travail de notation et de recherche », qui éclaire certaines intentions « politiques » du cycle du Hussard [5]. Un changement de cap se produit, quand Giono rencontre Edmond Barincou au cours de l’été 1947 [6]. Barincou, qui a entrepris une nouvelle traduction de Machiavel, souhaite également publier les « Lettres familières » inédites de l’auteur du Prince [7]. Il en fait lire quelques-unes à Giono, enthousiasmé par cette « correspondance si pimentée, aventureuse et dramatique », « plus picaresque et pathétique que les Mémoires de Cellini ». C’est la découverte de cette « sorte de roman de cape et d’épée assez sensationnel » qui l’a incité à initier une édition des Œuvres complètes de Machiavel dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Pour Giono, l’enjeu essentiel du « Machiavel-Pléiade » est de faire connaître les « Lettres familières » [8]. Séduits par l’idée, Gaston et Claude Gallimard décident de mettre rapidement en chantier cette édition. Ils demandent à Giono s’il accepterait de la « diriger » et de rédiger les introductions aux deux volumes prévus au départ. Voici le romancier embarqué dans une entreprise inhabituelle pour lui. Certes, il a bien fait part à Claude Gallimard, le 26 décembre 1948 – au moment même où il se lance dans Les Âmes fortes –, de son intention d’écrire sur Machiavel un « texte destiné à paraître en revue – 50 à 60 pages » et il en a même rédigé l’incipit sur son carnet : « Et d’abord, il meurt ». Mais ce premier projet de texte sur Machiavel reste sans suite. Fin 1949,
il propose à Paulhan, pour « Les Cahiers de la Pléiade », « quelques lettres inédites de Machiavel accompagnées d’une disons paraphrase ». En fait, Giono ne publiera rien sur Machiavel avant que ne paraisse, en octobre 1951, dans le n°46 de la revue La Table Ronde : « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé ».
 
     Le contrat que Giono et Barincou signent avec Gallimard en janvier 1949 prévoit deux volumes d’environ 1300 pages chacun. Giono cadre le sommaire de chaque volume : le I sera composé des lettres familières et des lettres officielles
(Les Légations) présentées dans leur ordre chronologique, suivies du Prince ; le II donnera « le reste de l’œuvre », dont tous les écrits politiques, à l’exception du Prince. Cette répartition répond à l’intention des deux responsables de l’édition de publier en priorité les « Lettres familières » pour « donner l’homme » et par là la « clef » de l’œuvre. Début mars 1949, Giono envisage de se rendre à Florence et à Rome avec Barincou, pour établir le texte intégral des « Lettres familières », copiées « sur l’original à la Laurentienne et à la Vaticane ». Ce projet de voyage en Italie ne se réalisera pas, mais Giono y songera au moins jusqu’en mai 1950, sollicitant à plusieurs reprises l’aide de Gallimard pour que l’éditeur en assure la logistique.
À partir de fin avril 1949, la rédaction des Âmes fortes terminée, Giono entame une intense campagne de lectures politiques, qui vont occuper l’essentiel de son temps au cours des mois à venir, où il abandonne toute écriture romanesque. Le 11 mai, il note dans son Journal : « Écrire des marginalia sur un Machiavel ». Cette idée lui est peut-être venue à la lecture du « Machiavel commenté par Non Buonaparte » de l’abbé Guillon de Montléon publié en 1816. Le 5 juin, Barincou prévoit un premier volume de 900 pages, sans compter l’introduction, les commentaires et les notes, et un second de 1100 pages. Michel Gallimard, qui est chargé de suivre l’édition, pense qu’un seul volume de 1600 pages serait préférable. Le 29 août 1949, Giono indique à Gallimard que la publication du premier volume peut être annoncée pour juillet 1950. En septembre, il avertit son éditeur de la découverte de 400 pages de Machiavel « totalement inédites en français et en italien ».
 
     En décembre 1949, Giono a commencé la rédaction du Moulin de Pologne, « roman si difficile à écrire et peut-être si inutile » [9] qu’il l’interrompt en octobre 1950 pour se lancer aussitôt dans celle des Grands Chemins, terminée à la fin de l’année. En avril 1950, il demande à Gallimard un exemplaire du Machiavel d’Augustin Renaudet, qui lui serait utile pour rédiger sa préface, et le 1er juillet, il annonce à son éditeur qu’il est en train de mettre « de l’ordre, de la clarté et des balises historiques dans le premier volume », qu’il « travaille en outre à la préface » et que le volume II sera terminé ce même mois. Mi-octobre, Giono répond à Claude Gallimard, qui lui demande s’il pourra « mettre en train prochainement » le Machiavel,
que le texte du premier volume lui sera remis vers le 15 novembre et sa préface aux « Lettres familières » fin janvier. Il s’agira, précise-t-il, d’une préface « très loin des préfaces habituelles de la Pléiade, « moins classique que lyrique », « une sorte de Pour saluer Machiavel ». Giono veut montrer un « nouveau Machiavel », mais souhaite savoir auparavant si son éditeur lui accorde la liberté de le faire. Dans le cas contraire, il écrira « bien sagement une préface classique ». Le 3 janvier 1951, Claude Gallimard se dit « tout à fait d’accord » avec la façon dont Giono envisage d’écrire sa préface : « Il est certain qu’en en faisant une œuvre personnelle vous lui donnez une originalité qui sera un nouvel attrait pour ce livre.
Une cinquantaine de pages seront largement suffisantes et plus tôt vous pourrez nous les donner, sera le mieux ». Giono,
qui vient de reprendre la rédaction du Hussard sur le toit, annonce à Claude Gallimard, le 6 janvier 1951, que son introduction au premier volume du « Machiavel » sera terminée très rapidement. Le 15, l’éditeur accuse, en effet, réception du texte, qu’il lira, écrit-il, le soir même. Ici, une question se pose : tout laisse à croire que cette préface correspond au texte que nous connaissons sous le titre « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé », dont la date d’achèvement portée sur le manuscrit est « Janvier 1951 ». Curieusement, Gallimard ne manifeste aucune réaction à ce texte, mais au cours des mois suivants, la correspondance entre Giono et son éditeur mentionne deux nouvelles préfaces en projet. Le 10 mars, Giono demande à Claude Gallimard : « Voulez-vous cinquante autres pages d’introduction, “politiques” celles-là, pour le deuxième volume du Machiavel ? » Demande renouvelée un mois plus tard : « Vous ne me dites pas si je dois faire les 50 pages Politiques pour le deuxième volume de Machiavel ». Du côté de Gallimard, le projet vient de connaître une transformation majeure : mi-avril, après calibrage des textes (I. Œuvres littéraires, lettres comprises – II. Œuvres politiques), Gallimard décide de publier les Œuvres complètes de Machiavel en un seul volume, qui comprendra une large sélection de lettres, mais pas leur intégralité. Dans ce cas, Giono, dont l’intention initiale est remise en cause, prévoit d’écrire une nouvelle préface. Mais il insiste pour que toutes les lettres de Machiavel, y compris celles qui auront été introduites dans le volume de la Pléiade, soient éditées, comme Gallimard le lui a proposé, dans la collection « Mémoires du passé pour servir au temps présent », pour laquelle il donnera une autre préface spécifique. Barincou, traduisant le sentiment de Giono, déplore que « l’homme » – sous-entendu les « Lettres familières » – soit « retranché de l’œuvre dont il donne la clef ». Ce même mois d’avril 1951, Giono écrit à Claude Gallimard : « Michel Gallimard peut absolument compter sur la préface au Machiavel Pléiade à la date fixée et je récris une préface aux Lettres familières pour la collection “Mémoires du passé”. Cette nouvelle formule est parfaite. J’ai l’accord total de Barincou ».
     Le 20 juin 1951, le volume de la Pléiade entre en composition et Michel Gallimard souhaite recevoir le texte de la nouvelle préface de Giono, qui confirme, le 10 juillet, que « son texte pour Machiavel Pléiade sera prêt d’ici peu ». Le 26 septembre, Michel Gallimard s’étonne de ne pas l’avoir encore reçu et, le 1er octobre, La Table Ronde publie « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé », accompagné de cinq lettres de Machiavel, traduites par Barincou. Des notes de Giono sur Machiavel devaient également paraître dans ce numéro de La Table Ronde mais, faute de place, l’éditeur y a renoncé. Il s’agit très certainement des « Notes sur un Machiavel », qui ne seront publiées qu’en janvier et février 1955 dans les numéros 85 et 86 de la même revue. Claude Gallimard se dit « affecté » par la publication dans La Table Ronde du texte de Giono et des lettres de Machiavel, qui « déflore l’édition de la Pléiade ». Le 15 octobre, au retour de son premier voyage en Italie, Giono répond à Claude, donnant des explications et des précisions au sujet de ses différents textes déjà écrits et à venir sur Machiavel : « J’avais écrit à Michel Gallimard avant de partir pour lui dire que je comptais refaire la préface aux lettres, texte qui vient de paraître dans La Table Ronde. Cette préface était insuffisante. J’ai besoin d’exprimer plus profondément les choses (quoique de façon aussi libre) et c’est pour en avoir les arguments que j’ai fait ce voyage et ce séjour à Florence. Donc, le texte paru dans La Table Ronde est tout à fait à part des préfaces que je vais vous donner. J’écris deux préfaces 1) une destinée à préfacer l’édition des Œuvres politiques dans la Pléiade, 2) une autre destinée à préfacer l’édition des Lettres familières dans la collection “Mémoires du passé”, car les lettres ne paraissent pas dans la Pléiade. C’est ce qui m’a permis de considérer que je ne pouvais d’aucune manière vous causer le moindre tort en publiant dans La Table Ronde le texte qui n’a rien à voir désormais avec les préfaces. Quant à l’échantillon des lettres où l’on peut apprécier l’extraordinaire travail de Barincou et l’extrême intérêt de cette correspondance, je pense au contraire que cette publication ne peut que servir votre édition ».
 
     Entre le 25 octobre et le 5 décembre 1951, Giono couvre vingt-et-une pages de notes sur Machiavel, qui ne seront publiées qu’en 1986, sous le titre « Autres notes sur Machiavel », dans le recueil posthume De Homère à Machiavel. Ces « notes » préparent à l’évidence la nouvelle préface promise à Gallimard pour introduire le volume unique de la Pléiade qui réunit, comme Giono le souligne lui-même, les Œuvres politiques de Machiavel, assorties d’un choix de lettres. Ceci expliquerait les nombreuses références à des œuvres d’histoire et de philosophie politiques contenues dans ces « notes ». Le texte que Giono prépare est donc bien différent de « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé ». Le 9 novembre, Michel Gallimard écrit à Giono : « J’attends avec une double impatience votre préface au Machiavel Pléiade, impatience égoïste car j’ai grande envie de la lire, et impatience professionnelle, le volume étant maintenant chez l’imprimeur ». Le 11 décembre, Michel accuse réception de la « préface pour le Machiavel Pléiade ». En fait, il ne s’agit pas de la nouvelle préface promise, que Giono a bien essayé d’écrire, mais du texte déjà paru dans La Table Ronde en octobre, « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé », auquel Giono a ajouté quelques pages qui tiennent compte d’observations faites au cours de son voyage en Italie, quelques semaines plus tôt. Pressé de livrer au plus vite sa préface, devant l’impossibilité de prendre son temps pour concevoir une synthèse nouvelle et personnelle de la pensée politique de Machiavel, qu’il juge peut-être impossible et plus sûrement inutile, Giono se « débarrasse » du problème de la préface en ressortant son texte écrit un an plus tôt, qui n’a rien ou peu s’en faut d’inédit. Curieusement, ce n’est pas ce point qui va alimenter, dans les semaines à venir, le débat entre Gaston Gallimard et Giono, mais le ton et la forme de cette préface « très loin des préfaces habituelles de la Pléiade », dont Claude Gallimard avait approuvé le principe en début d’année !
 
     Le 19 décembre 1951, Gaston Gallimard écrit à Giono : « Votre préface, vous le savez, doit figurer en tête d’un volume de la Bibliothèque de la Pléiade. Cette collection, par sa nature même, a une allure un peu grave, un peu habillée, un peu universitaire ; elle a son public, qui a ses habitudes ». Il demande à Giono de revoir son texte, pour qu’il cadre mieux avec l’esprit de la collection, en remplaçant « par-ci par-là quelques tournures hardies, volontairement peuple, quelques vocables qui frisent l’argot, quelques phrases gouailleuses ». Dans un premier temps, même s’il estime que « cette liberté de langage devait aider à la libération de la pensée », Giono se dit prêt à des modifications, puis se ravise et se rebelle : « Je veux bien faire tout pour vous être agréable, mais je ne sais pas si je vais pouvoir. Il faut que j’écrive contre l’opinion que j’ai, contre l’esprit que j’ai découvert dans Machiavel, et contre ce que je suis. J’ai surtout peur de n’écrire alors qu’un texte sans aucun intérêt ». Prêt à renoncer à préfacer le volume de la Pléiade – « quoique mon regret de ne pas dire ce que je pense dans la Pléiade soit très grand » –, Giono propose alors d’insérer le texte de cette préface dans Voyage en Italie. Puis il se ravise à nouveau : « Je peux écrire dans le ton du parfait préfacier une dizaine de pages sur Machiavel psychologue, Machiavel connaisseur du cœur humain en général. Sur le Machiavel politique, il y a trop de textes pour que je puisse avoir l’outrecuidance d’en écrire (vainement d’ailleurs) un de plus. Là, tout en gardant manchettes, faux-col et souliers vernis, il m’est peut-être (et sans doute) possible de me passionner assez pour écrire des pages assez bonnes. [...] Je m’excuse vivement de vous avoir donné tout ce tracas à propos de cette préface. J’avais bêtement pensé qu’on pouvait ouvrir des fenêtres ; j’avais oublié que les gens possédaient des bibelots, qu’ils ont peur de voir bousculer par les courants d’air ».
 
     Dans les premiers jours de mars 1952, Giono envoie à Gallimard le texte de la préface, qui introduit le volume des Œuvres complètes de Machiavel dans la Pléiade, achevé d’imprimer le 3 octobre 1952. Le 19 novembre suivant, il écrit à Guéhenno : « La collection de la Pléiade n’a pas accepté la première introduction que j’avais faite. Trop en dehors des normes. Trop libre. J’en ai fait une autre plus sage, c’est-à-dire rien ». Mais l’histoire des préfaces de Giono à Machiavel ne s’arrête pas là, car Michel Gallimard en attend maintenant une autre – et nouvelle – pour introduire, cette fois, l’édition en deux volumes de Toutes les lettres de Machiavel officielles et familières dans la collection « Mémoires du passé pour servir au temps présent », dont l’achevé d’imprimé sera du 10 février 1955. Tout au long de l’année 1954, Giono promet à Michel cette nouvelle préface, retardée par l’écriture du Bonheur fou. En octobre, mis en demeure de la livrer pour ne pas retarder la publication, il finit par envoyer une fois encore le texte, augmenté de quelques pages, de son « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé », tel qu’il a été publié en 1951 dans La Table Ronde et refusé par Gaston Gallimard pour la Pléiade.
 
     Giono n’aura finalement écrit que deux textes sur Machiavel, qui lui auront chacun pris environ un mois de travail, en décembre 1950 et en février 1952. Leur genèse, particulièrement embrouillée et complexe, ne pouvait être démêlée qu’après un examen minutieux de la correspondance de l’écrivain avec la maison Gallimard [10]. Mais, si l’on suit le fil des demandes de Gallimard et des réponses de Giono, ce ne sont pas moins de cinq textes différents qui auront été promis à l’éditeur pendant quatre ans. Deux de ces textes devaient être, selon Giono lui-même, des « pages politiques », différentes de celles finalement publiées, où l’écrivain a voulu exprimer « l’esprit » qu’il avait « découvert dans Machiavel » et livrer sa vision d’un « Machiavel inconnu ». Pour lui, « la traduction des œuvres politiques n’urgeait pas », « l’essentiel » étant la publication juxtaposée en ordre chronologique des lettres familières et des lettres officielles de Machiavel. Mais il ne s’en était pas moins préparé pendant des mois et même des années à écrire ces « pages politiques » en s’immergeant dans Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à nos jours, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Jacques Chevallier. Les écrits de Giono sur Machiavel ne rendent donc que très partiellement compte de l’effervescence des recherches qui les ont préparés et accompagnés.
 
Thérèse « prince nouveau »

     Nous ouvrons ici une piste pour l’étude des Âmes fortes qui prenne en compte l’imbrication entre l’écriture du roman – plus particulièrement celle du récit de Thérèse que Robert Ricatte a désigné comme « 3 Nu. /Th » [11] – et les travaux de Giono sur Machiavel. Thérèse s’y révèle être « machiavélique », lit-on sous la plume de plusieurs commentateurs des Âmes fortes. Nous voici revenus à ce fameux « adjectif péjoratif » dont Giono déplore qu’il masque et travestisse la pensée de l’« empêcheur de régner en rond » florentin. Mais il faut aller plus loin que la simple qualification de « machiavélique » appliquée aux actes de Thérèse. Ne serait-elle pas plutôt « machiavélienne », Giono la faisant agir pour établir et conserver efficacement sa domination, dans la plus totale indifférence à toute loi morale, selon les préceptes de l’auteur du Prince ?
     Au cœur du portrait de Thérèse en « âme forte », que Giono rédige en le nourrissant des remarques d’Armand Hoog sur le Traité des passions de Descartes dans sa préface à l’édition de l’Histoire de la conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque du cardinal de Retz, parue au premier trimestre de 1949 chez Stock [12], nous lisons : « La vérité ne comptait pas. Rien ne comptait que d’être la plus forte et de jouir de la libre pratique de sa souveraineté. Être terre à terre était pour elle une aventure plus riche que l’aventure céleste pour d’autres. Elle se satisfaisait d’illusions comme un héros. Il n’y avait pas de défaite possible » [13].
     « L’exploration » menée par « les hommes de 1630, du philosophe Descartes au poète Corneille et au politique Retz », précise Armand Hoog, « est tout orientée vers une valeur, non pas transcendante (ils ne sont guère chrétiens), mais qui s’identifie à eux-mêmes, au libre jeu exaltant de leur souveraineté : une sorte de salut, ou, si l’on préfère, une sorte de partie terrestre, qui se joue, certes, beaucoup plus avec soi-même qu’avec le monde ». Giono a souligné tout ce passage chez Hoog qui, quelques lignes plus haut, a contesté la comparaison qu’un « lecteur hâtif » pourrait faire entre Retz et Machiavel, opposant Le Prince, « ouvrage tout positiviste, tout intellectuel, tout algébrique, préoccupé de la recherche des constantes et de l’établissement des lois », aux écrits de Retz, qui « ne témoignent que d’une tentative personnelle pour violenter l’histoire et créer de l’extraordinaire ».
 
     Mais le récit de Thérèse à ce moment des Âmes fortes n’est-il pas celui de la prise de pouvoir par un « prince nouveau » mettant en application les principes énoncés par Machiavel aux chapitres XVII et XVIII du Prince ? À deux reprises, dans ses légendes autographes aux photographies découpées dans des albums trouvés chez un ami antiquaire, qu’il présente comme des portraits de Thérèse, Giono souligne la « volonté de puissance » de son personnage, pour lequel « les autres ne sont que des outils (ou du gibier) » [14] : « tu peux faire tout ce que tu veux de ces gens-là. […] tout était à moi pour si peu que je veuille m’en donner la peine », se dit Thérèse à la vue des habitants de Châtillon, qu’elle « peut posséder jusqu’au trognon si l’idée lui en prend ». Pour « avoir barre sur eux » et établir sa « souveraineté », Thérèse conçoit son « plan » de conquête en stratège cynique. Elle s’exerce pendant « plus d’un an de manigances » à mettre en place son coup de force : « Devenir prince de simple particulier qu’on était présuppose ou vaillance (virtù) ou chance (fortuna). […] Ceux qui deviennent princes par les voies de la vaillance, acquièrent plus difficilement le pouvoir, mais le gardent facilement ». Dans le commentaire que Chevallier donne du sixième chapitre du Prince, Giono lit : « On acquiert par sa virtu (c’est-à-dire son énergie, ressort, résolution, talent, valeur farouche et, s’il le faut, féroce) donc par ses propres armes ». Thérèse a compris qu’au terme d’un long et secret apprentissage, elle disposerait d’une « arme à quoi rien ne résisterait ». Mais la conquête du pouvoir par « ses propres armes » ne souffre aucune erreur : si le coup rate, il ne reste plus que la corde pour se pendre. Giono coche et souligne dans le commentaire du Prince par Chevallier : « Le prince nouveau doit déterminer posément toutes les cruautés qu’il lui est utile de commettre, et les exécuter en bloc pour n’avoir pas à y revenir tous les jours, car les cruautés, les injures moins longtemps ressenties paraissent moins amères, offensent moins […] Notons ce point de vue purement technique (technique, art de la réussite politique), par-delà le bien et le mal ; bien et mal non pas niés, mais cantonnés dans leur domaine propre, et expulsés du domaine politique. C’est de ce même point de vue – selon lequel une faute, catégorie de la technique, est plus grave qu’un crime, catégorie de la morale – que dans un chapitre antérieur (III), Machiavel préconisait la clémence ou la cruauté ».
 
      Machiavel observe qu’il est nécessaire au prince d’agir autant en bête qu’en homme, le propre de l’homme étant de combattre par les lois, le propre de la bête de combattre par la force et la ruse. Entre les bêtes, le prince doit en prendre deux pour modèles : le renard qui sait déjouer les pièges et le lion qui effraye les loups. Si rien n’est plus louable pour un prince que d’être fidèle à sa parole, « un souverain sage ne peut, ni ne doit observer sa parole, lorsqu’un tel comportement risque de se retourner contre lui et qu’ont disparu les raisons qui la firent engager ». Cette attitude s’autorise d’un constat qui hante la pensée de Giono après 1945 : « Si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et n’observeraient pas leur parole envers vous, vous non plus n’avez pas à l’observer envers eux » [15]. Machiavel peint la vertu du paraître, du faire-croire, de l’hypocrisie, la toute-puissance du résultat. La réussite du prince tient donc à la perfection de son art de simuler et dissimuler. C’est ce précepte qu’applique Thérèse avec froideur après « une longue mise au point » : « J’appris très soigneusement à haïr avec le sourire. Et une chose beaucoup plus importante : j’appris à faire exactement le contraire de ce que mon cœur me commandait de faire. […] À la fin, j’imitais tous les sentiments sans rien sentir. […] On était absolument obligé de me prendre pour ce que je n’étais pas ». À Thérèse, qui constate qu’il lui devenu « très facile de tromper tout le monde » et que dorénavant personne ne peut être son maître, sa patronne dit : « Je sais que vous ne l’êtes pas, mais vous avez l’air d’une princesse quand vous approchez des gens ». Il est tentant de lire dans cette réplique un signe d’accomplissement de son apprentissage machiavélien. N’y a-t-il pas aussi, traversant ce moment du récit, « un type qui s’appelait Nicolas […] jamais un mot plus haut que l’autre : un modèle ». Giono, qui pratique avec jubilation l’allusion pour « happy few », n’a certainement pas choisi par hasard de donner le prénom de l’auteur du Prince à un marchand-drapier qui meurt dans « le lit d’une autre femme que la sienne ». Avant de proclamer la « souveraineté » de Thérèse, il multiplie dans le discours du personnage – et seulement dans cette séquence du roman – les références à la royauté, si triviales soient-elles : Monsieur Nicolas se fout « royalement » d’être mort en chemise devant ses concitoyens ; des voyageurs descendus à l’auberge continuent « à agir comme des rois, sans y penser », malgré leur pantalon « sali par les bottes de maquignons et marchands de porc » ; d’un autre voyageur à l’élégance rare, on dit que c’est « un roi d’Espagne » ; Thérèse enceinte, voici Firmin « heureux comme un roi », mais « enceinte et abandonnée », elle aurait été « la reine du monde ». Elle n’en « trône » pas moins dans les nuits de Madame Numance, attirée dans le piège qu’elle lui a tendu en jouant la comédie de la misère.
     Les princes nouveaux, après avoir surmonté par leur vaillance les dangers rencontrés en chemin, avoir commencé à être vénérés et s’être délivrés de ceux qui enviaient leur position, « demeurent puissants, tranquilles, honorés et heureux », écrit Machiavel au chapitre VI du Prince. N’est-ce pas le cas de la vieille Thérèse, comme ce sera aussi celui d’Ennemonde, une autre « grande criminelle » gionienne ? Thérèse sereine, respectée, qui aura « toujours barre » sur les autres et demeure « fraîche comme la rose ».
 
     À propos des Âmes fortes, Giono écrit dans une lettre inédite du 7 avril 1949 qu’il s’agit d’« un livre dur, cynique et sans joie ». Sauf erreur, Giono n’a jamais employé le terme « cynique » à propos d’un autre de ses romans. Pour Chevallier, que Giono lit au moment où il écrit cette lettre, c’est un Machiavel « parfaitement maître de sa pensée incisive et cynique » qui peint le portrait du prince « avec la double allégresse du cynique à dénuder la nature humaine et de l’artiste à se sentir maître absolu de sa matière ». À la lecture de ces lignes, Giono n’aurait-il pas reconnu chez Machiavel l’auteur des Âmes fortes, « pessimiste gai, chaleureusement cruel, méchamment de bonne humeur, jovialement sardonique », comme l’écrit Jacques Chabot [16] ? Dans cette même lettre inédite, Giono poursuit, à propos de son roman en fin de rédaction : « [Il est] écrit dans ce style que j'ai mis si longtemps à acquérir et où j'ai enfin pu mettre de la mesure et une élégance discrète et le mépris qu'il faut pour les actes de l'humanité moderne. Je n'y joue aucune fanfare, mais le son est pur et soutenu. […] Si les personnages sont pour une part des monstres, on se dit tout de suite que, des monstres semblables, on en trouve à chaque pas et on vit avec eux. Le travail du style, qui emploie le plus souvent des lieux communs et des tournures populaires, ajoute à l'horreur. Enfin pour ma galerie de personnages qui, pour si variée et nombreuse qu'elle soit depuis vingt ans que je la crée, ne comportait pas encore d'échantillon de coquins, voilà une belle série de coquines ; reste l'ange blanc : c'est Madame Numance, en qui j'ai accumulé tout ce que j'ai pu inventer de générosité et de noblesse ».
     Ce commentaire ouvre des perspectives que Giono semble avoir refermées par la suite. L’« ange blanc », Madame Numance, n’est-il pas là pour donner toute la mesure de l’horreur que peut inspirer « l’ange noir » ou « l’ange gris » – titres fugitivement envisagés pour le roman – qu’est Thérèse, « grand fauve » ou « monstre politique » digne descendante du prince de Machiavel, de César Borgia et pourquoi pas de ces dictateurs auxquels il a réglé leur compte dix ans plus tôt dans Le Poids du ciel : Hitler, Mussolini et Staline ? Le point le plus étonnant et passionnant de l’analyse que Giono fait « à chaud » – le mot est de lui – de son roman en chantier dans cette lettre, point qui n’a jamais été soulevé dans aucun texte critique sur Les Âmes fortes, est « le mépris […] pour les actes de l'humanité moderne » qui s’y exprimerait. Y aurait-il donc une lecture « politique » des Âmes fortes, qui nous aurait échappé jusqu’ici et qui s’enracinerait chez Machiavel ? Dans le chapitre de Chevallier sur Le Prince, Giono a encore coché ou souligné plusieurs passages qui ont pu contaminer l’écriture de son roman : « le triomphe du plus fort est le fait essentiel de l’histoire humaine, Machiavel le sait, et le dit implacablement. […] pure et simple constatation d’un fait tout naturel, tout banal ». Quant aux cruautés, dont le prince nouveau doit déterminer posément qu’il lui est utile de les commettre pour conserver son pouvoir, elles renvoient pour Giono à Hitler aussi bien qu’à Staline, comme l’indique une note en marge du texte de Chevallier. Si l’histoire « vraie » de Thérèse et Madame Numance – car les carnets de Giono indiquent bien que le « Contre » est aussi « le vrai » – est celle d’une passion hors du temps, l’histoire « fausse » de sa prise de pouvoir totalitaire fondée par le mensonge, la ruse et le meurtre, telle que Thérèse la raconte, Giono la rapporte à cette « humanité moderne », dont les luttes pour la conquête du pouvoir ne lui inspirent que mépris.
     Il semble que cette dimension « politique » des Âmes fortes n’ait pas été présente à l’esprit de Giono au départ de l’écriture du roman. Rien dans les notes préparatoires des carnets ne la laisse deviner, mais le roman, où Giono – c’est un trait commun à l’écriture des « Chroniques » – se réserve une marge importante d’improvisation, se nourrit de tout ce que l’écrivain rencontre sur son chemin et ici, incontestablement, de ses lectures autour de Machiavel.
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Jacques Mény

[1] Ces deux textes ont été recueillis dans De Homère à Machiavel, avant-propos de Henri Godard, Cahiers Giono 4, Gallimard, 1986.

[2] Il s’agit de l’échange entre Thérèse et Firmin, suivi des réflexions de Thérèse avant l’assassinat de Firmin (V, 462). Ces documents sont reproduits à la fin de cet article.

[3] Lettre inédite (Archives Giono, Le Paraïs, Manosque).

[4] Revue Giono 1, p. 57.

[5] On peut lire ces réflexions sur Machiavel dans l’édition que Christian Morzewski établit depuis 2007 du Journal inédit de Giono dans la Revue Giono, particulièrement dans les numéros 1, 2 et 3.

[6] Agrégé d’italien, professeur à Grenoble. Une abondante correspondance inédite commence à l’automne 1947 entre Giono et Barincou.

[7] Dans l’avant-propos à sa propre traduction des Œuvres de Machiavel (« Bouquins », Robert Laffont, 1996), Christian Bec n’épargne pas celle de Barincou, où « inexactitudes, faux-sens et même contresens sont trop fréquents », cette traduction n’étant, de l’aveu même de Barincou, qu’une révision de celle de Guiraudet publiée en 1798.

[8] Giono écrira à Guéhenno le 19 novembre 1952 : « Ce que je voulais surtout donner c’était la traduction intégrale des lettres familières juxtaposées à leur date avec les lettres officielles. De cette juxtaposition jaillissait un Machiavel inconnu », Correspondance Giono-Guéhenno, Seghers, 1991, p. 209.

[9] Lettre inédite.

[10] Jean Giono, Lettres à la NRF 1928-1970, édition établie, annotée et présentée par Jacques Mény, Gallimard, 2015.

[11] V, 1009.

[12] Voir sur ce site à l’onglet « Genèse » : « Histoire d’un titre ».

[13] V, 451.

[14] Légende autographe de Giono pour le portrait photographique de « Thérèse en train de mâcher sa volonté de puissance » dans l’édition du Club des Libraires de France.

[15] Jean-Jacques Chevallier, Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à nos jours, « Le Prince de Machiavel », Armand Colin, 1949, p. 28. Giono a coché cette phrase sur son exemplaire de l’ouvrage de Chevallier et pris cette note sur un des feuillets qu’il y a insérés : « Il [Machiavel] ne se trompe pas parce qu’il “compte sur la méchanceté des hommes” ».

[16] Jacques Chabot, Giono L’Humeur belle, Presses universitaires de Provence, 1992, p. 14.
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