LES ÂMES FORTES Jean Giono
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Les « Chroniques romanesques » de Jean Giono : un autre récit de genèse


Un récit de la genèse des « Chroniques romanesques » de Jean Giono s’est mis en place avec leur présentation par Robert Ricatte dans le troisième volume des Œuvres romanesques complètes de Giono, publié en 1974 dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Dès la première ligne de son étude sur « Le genre de la chronique » chez Giono, Robert Ricatte constatait la difficulté à documenter cette série, dont la genèse demeure incertaine : « Les indications écrites que Giono a laissées sur ces chroniques sont rares et déroutantes[1]. » Le flou génétique qui entoure leur « brusque […] apparition[2] » dans l’œuvre de Giono, a laissé la porte ouverte à des hypothèses hasardeuses et à des erreurs d’interprétation des rares documents à la disposition des chercheurs dans les années soixante-dix. Robert Ricatte notait, d’ailleurs, l’insuffisance de ces documents pour saisir l’enjeu initial des « Chroniques » : « On attend d’avantage des carnets de travail où l’on voit naître les premières chroniques, mais on y capte l’élan de la création plutôt que ses raisons[3] ». À propos de la Préface[4] que Giono avait donnée en 1962 à Gallimard pour une édition illustrée des « Chroniques romanesques », Ricatte ajoute qu’elle « propose une légende plus qu’une histoire[5] ». Si certains propos du romancier ne sont pas étrangers à une légende confuse de la naissance des « Chroniques », les réponses apportées il y a quarante ans à la question des raisons pour lesquelles Giono s’était lancé dans l’écriture de cette série, ont engendré une autre légende, critique celle-ci, qui peut se résumer ainsi : en 1946, pour faire face aux difficultés financières qu’il connaissait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Giono aurait envisagé « d’écrire de courts romans qui seraient publiés en Amérique[6] », alors que le grand roman en dix volumes qu’il avait commencé en avril 1945, le « cycle du Hussard », et sur lequel il comptait pour faire un retour éclatant dans l’actualité littéraire, était en panne. De ce projet de « contes américains » serait né Un roi sans divertissement et la série des « Chroniques », que Giono souhaitait écrire chacune en un mois à la cadence d’un titre par an. Les « Chroniques » auraient donc eu, du moins à leur origine, une « visée alimentaire[7] », permettant à Giono de vivre tandis qu’il poursuivait, parallèlement et à un rythme plus lent, la rédaction de son roman cyclique : « En 1946 donc, l’écrivain décide de s’amuser en écrivant des contes américains pas très sérieux. Le sérieux est réservé au Hussard », écrit Mireille Sacotte dans sa préface au recueil des Chroniques romanesques dans la collection « Quarto » de Gallimard[8].
C’est le récit de ce processus de genèse des « Chroniques » qui est discuté ici, avant que n’en soit proposé une nouvelle version, radicalement différente, étayée par des documents inconnus en 1974. Cette remise en cause est partie de l’intuition que quelque chose ne « collait » pas dans la version admise jusqu’ici, dont l’imprécision, soulignée par Robert Ricatte aussi bien que par Mireille Sacotte, rendaient nécessaires de nouvelles recherches pour tenter de mieux comprendre les raisons de la « brusque apparition » des « Chroniques » dans le parcours de création de leur auteur. Cette intuition a trouvé une première confirmation au cours de mon travail d’édition des lettres de Giono à la NRF[9]. Rien dans la correspondance de Giono avec La Table Ronde et Gallimard à propos de la publication d’Un roi sans divertissement en 1947, ne renvoyait à cet énigmatique projet de « contes américains », sur lequel il n’existe, par ailleurs, aucun document dans les archives pourtant très complètes de Giono. Une relecture attentive du « journal[10] » tenu par Giono dans ses carnets de travail pendant l’année 1946 a permis de mettre en évidence une confusion à l’origine de l’idée avancée par Robert Ricatte que les « Chroniques » devaient « être de la littérature alimentaire ». Manquaient encore les pièces du puzzle qui auraient permis de pouvoir enfin cerner la véritable genèse des « Chroniques », dont la version « officielle » de la Pléiade s’effilochait. Celles-ci se trouvaient dans les lettres de Giono à Blanche Meyer[11], dont de nombreux passages constituent un « journal inédit » de sa création, qui complète sans le contredire celui tenu dans les carnets de travail. Cette correspondance, où l’écrivain commente « à chaud » son travail, apporte des précisions chronologiques qui bouleversent ce qui avait été conjecturé jusqu’ici sur la genèse d’Un roi sans divertissement, précise les circonstances dans lesquelles est née l’idée d’une série intitulée « Chronique » ou « Opéra bouffe » et au service de quelle stratégie Giono voulait les enrôler. Elle nous révèle son état d’esprit et le regard qu’il portait sur chacun de ces livres au moment de leur rédaction ou de leur achèvement.
S’agissant d’œuvres « qui comptent parmi les neuves, les plus denses et les plus saisissantes de la production gionienne[12] », reconnues comme des textes importants de la littérature française du XXe siècle, il n’était donc pas vain de revisiter leur genèse pour mieux saisir ce qui s’était réellement joué à ce moment essentiel de la création de Giono.
 
« Littérature alimentaire » ?


L’idée que Giono aurait au départ conçu les « Chroniques » comme des œuvres « alimentaires » destinées à l’édition américaine est née d’un amalgame entre deux passages du « journal » de Giono rédigés à cinq mois d’écart, l’un daté du 23 avril 1946 ; le second du 11 septembre suivant. Le 23 avril, Giono écrit :
« Avoir la paix pour faire mon livre et n’être pas obligé de le publier avant qu’il soit fini. Idée de faire un conte par mois pour l’Amérique. Cela permettrait de vivre en attendant » [sous-entendu en attendant d’avoir terminé les dix romans du « cycle du Hussard]. […] Il faut, si dieu me prête vie, qu’en 1956 j’ai fini ces deux livres (Hussard et Petite symphonie) plus de cent à deux cents contes “américains[13]” ».
Le 11 septembre, alors que Giono s’est lancé depuis le depuis le début du mois dans la rédaction d’Un roi sans divertissement, nous lisons dans le « journal » : « Je pourrais publier chaque année un petit roman court, ainsi écrit – style récit – avec des foules de renseignements, le tout intitulé Chroniques. Le Roi serait Chronique I[14]. » Le 1er octobre, Giono précise son projet :
« Écrire chaque livre comme j’écris le Roi, c’est-à-dire très vite pendant un mois à raison de trois pages par jour. Ce qui en dix ans me donne dix livres et une œuvre composée de mille pages. Le reste de l’année, à mon aise continuer la rédaction du Hussard. Cette méthode continuée pendant dix ans me met à soixante ans avec une œuvre avancée. Et si je puis la continuer jusqu’à soixante-dix ans, alors elle aura la diversité, la matière et le poids qu’il faut pour une vraie œuvre originale[15]. »
Dans son étude sur « Le Genre de la chronique », Robert Ricatte rapproche les extraits du « journal » cités plus haut et en tire la conclusion suivante : « Et lorsque Un roi sans divertissement est en chantier, en septembre, Giono, qui se donne et mettra effectivement un mois pour l’écrire, reparle du projet de “contes américains”, dont Un roi sans divertissement est la première pièce ; le terme de Chronique apparaît, qui vient le désigner ». Ricatte poursuit en affirmant « que cet acte de naissance de Chroniques nous apprend deux choses de très inégale importance. D’abord leur initiale et prosaïque finalité : ce devait être de la littérature alimentaire[16] ». L’examen attentif des passages du « journal » datés du 11 septembre et du 1er octobre 1946 contredit cette conclusion hâtive : Giono ne « reparle » à aucun moment de son projet de « contes américains » à propos d’Un roi sans divertissement, dont nous verrons que la genèse ne doit rien aux besoins matériels de Giono. La confusion entre « faire un conte par mois pour l’Amérique » (avril 1946) et « publier chaque année un petit roman court », écrit « très vite pendant un mois à raison de trois pages par jour » comme Un roi sans divertissement (septembre-octobre 1946) est à l’origine d’une mise en perspective faussée des « Chroniques », dont le projet répond à une autre ambition que de nourrir leur auteur en le divertissant des difficultés rencontrées en cours de composition du « cycle du Hussard ».
 
« Contes “américains” » ?

Avant d’en venir aux véritables circonstances qui entourent la naissance des « Chroniques », il faut faire le point sur ce projet de « contes “américains” » évoqué dans le « journal » au printemps 1946. La note du 23 avril 1946 est confirmée le lendemain dans une lettre inédite à Blanche Meyer : « ... pour vivre, je viens de m'engager à donner un conte par mois à deux revues américaines qui me payent 300 dollars le conte soit au bout de l'an 3 600 dollars, qui à 135 [francs pour un dollar] me donnent les 3 à 400 000 f. nécessaires à la vie. Et c’est fait pour que j'aie la liberté d'écrire mon livre en paix ». À quelle proposition concrète correspond ce projet ? Rien dans les archives de Giono – qui a conservé très scrupuleusement toute sa correspondance avec éditeurs et directeurs de revue – ne se rapporte à une telle commande. Rien ne permet d’identifier ces « deux revues américaines », dont rien ne vient donc prouver qu’elles aient fait à Giono des propositions effectives. Il faut également souligner qu’après une note prise le 27 avril – « Idée d’un conte américain : “Crépuscule[17]” » – Giono ne fera plus jamais allusion à ce projet de « contes pour l’Amérique », ni dans son « journal », ni dans quelque lettre que ce soit. En attendant la découverte toujours possible de nouveaux documents, qui viendraient confirmer ou infirmer cette hypothèse, il faut envisager que Giono ait fantasmé une ouverture sur l’Amérique, après la parution de Blue boy (Jean le Bleu) en avril 1946 chez Viking Presse à New York et l’envoi par Henry Miller de son article consacré à ce roman[18] et daté du 3 mars 1946. Dans sa réponse à Miller, datée du 19 avril 1646, Giono évoque la prochaine traduction américaine de Pour saluer Melville[19], mais nullement son « idée de faire un conte par mois pour l’Amérique », mentionnée quatre jours plus tard dans son carnet de travail. Et s’il est un ami auquel il aurait dû logiquement en parler, c’est bien Miller. Dans une lettre inédite à Blanche Meyer, Giono parle d’une « ruée » des éditeurs américains sur ses œuvres et de revues qui lui offrent « 400 dollars pour chaque conte de L'Eau vive ». Rien de tout cela ne sera suivi d’effet. Peut-être est-ce sa traductrice et amie américaine Katherine A. Clarke, qui aurait présenté à Giono la possibilité de publier des contes dans des revues américaines, à un moment où il était confronté à une situation matérielle et morale difficile. Il a tout simplement pu s’accrocher à cette idée de « contes “américains” », comme à une lueur au milieu de ses soucis d’argent et des imbroglios de sa vie privée. Remarquons que d’un jour à l’autre, entre le 23 et le 24 avril, Giono passe de l’« idée de faire un conte » à son « engagement de donner un conte ». Dans le second cas, il cherche à rassurer sa correspondante de futurs revenus capables de satisfaire les exigences financières dont elle fait montre. Va-t-il même jusqu’à inventer cette demande américaine pour étayer ses promesses ? D’autre part, il s’agit de « contes » de la taille d’une nouvelle, payés 300 dollars l’unité. Rien à voir avec la hauteur des droits, que Giono demandera à Gallimard et à La Table Ronde pour les « Chroniques ». Autre constat qui plaide en faveur d’un projet plus fantasmé que réel : entre début juin 1946, où il interrompt la rédaction du Hussard et le 1er septembre où il commence celle d’Un roi, Giono – de son aveu même – n’écrit rien. Si son projet de « contes américains » avait eu tant soit peu de réalité, il aurait pu s’y consacrer pour se « divertir » autant que pour se renflouer financièrement pendant l’été 1946. Robert Ricatte se rend bien compte de la minceur de ce projet « fantôme », quand il remarque que la note du 23 avril « nous laisse sur notre soif », car elle ne révèle rien de « la vie profonde où ces courts récits puiseront leur originalité[20]. » Mais dans sa recherche pour déceler « l’intention qui va présider » au brusque déclanchement de l’écriture d’Un roi sans divertissement, il ne trouve de réponse que dans ce projet de publication d’un « conte par mois pour l’Amérique ».
Pendant toute l’année 1946, Giono est habité par un « fantasme américain », qui croit et embellit sur l’amertume d’être « banni » du milieu littéraire[21]. Il nourrit un désir d’exil en Amérique du Nord ou au Mexique. Ces rêveries américaines s’alimentent peut-être à la fréquentation assidue de la production romanesque américaine la plus récente (Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, Faulkner). Il écrit à Michel Gallimard, le 22 juin 1946 : « Les propositions, qui me sont faites de toutes parts, doivent, obligatoirement, entrer dans une phase de réalisation très prochaine, étant sur le point de quitter définitivement la France. Les marchés étrangers me sont plus qu’ouverts, béants pourrait-on dire et je ne peux plus me payer le luxe de ne pas gagner ma vie[22]. » Michel Gallimard, qui doute de voir Giono quitter réellement la France, tente cependant de l’en dissuader :
« Vous m’annoncez votre désir de quitter définitivement la France. Je ne sais pas si vous vous en tiendrez à cette décision, mais j’espère bien que de toute façon vous continuerez à vous faire éditer en France, et par nous... Raymond est revenu, il y a un mois, d’un voyage aux États-Unis. Il a été naturellement émerveillé par les facilités de vie qu’on trouve là-bas, mais cela n’a pas suffi à lui donner le désir d’y vivre, et après ce qu’il m’a dit, je le comprends[23]. »
Le 10 décembre 1946, Giono écrivait au journaliste Henri Philippon :
« Tout va fort bien et je prépare paisiblement mon départ de France, qui va se faire prochainement. La confusion, oui, mais il y a autre chose aussi. Enfin, il n’est pas possible d’envisager la composition d’une œuvre quelconque dans ce climat. J’ai cherché un endroit où il me soit possible d’écrire ce que j’ai envie d’écrire et non pas être forcé d’écrire ce que les autres veulent que j’écrive. J’ai dépassé l’âge où l’on peut – avec des exercices appropriés – s’assouplir l’échine. J’ai le dos raide ; je suis obligé de me choisir un endroit un peu plus haut de plafond[24]. »
L’Amérique ou le Mexique sont-ils ces endroits « un peu plus haut de plafond » auxquels il aspire ? Ce qui est certain, c’est qu’en décembre 1946, Giono négocie avec plusieurs éditeurs français la publication d’Un roi sans divertissement, qu’il propose systématiquement à tous ceux qui l’approchent pour obtenir un texte de lui, avant que Gallimard ne lui adresse un contrat pour ce livre le 19 décembre 1946. L’idée de « contes pour l’Amérique » est bel et bien enterrée.
 
« Livres de braise » ?

Pour Robert Ricatte, « l’importance qualitative que Giono, très vite, attribue dans l’ensemble de son œuvre à cette série, on la perçoit à travers une métaphore humoristique[25] », qui se lit sur une page du carnet de travail, en date du 19 mai 1946. Cette phrase est souvent citée : « Le Hussard est le milieu du cigare. Colline est la pointe où l’on met la bouche. Après viendront les livres de braise à l’autre bout[26]. » Mais la chronologie contredit l’attribution de l’expression « livres de braise » aux « Chroniques » car, en mai 1946, Giono ignore encore qu’au mois de septembre suivant cette série va surgir inopinément dans son œuvre et s’imposer à lui. Si nous admettons, que les « contes américains » n’ont rien à voir avec le projet des « Chroniques » et n’anticipent en rien leur apparition, nous ne trouvons nulle part avant mai 1946 de traces qui les annoncent et laisse présager la rédaction d’Un roi sans divertissement. La meilleure preuve de l’irruption soudaine des « Chroniques » dans l’œuvre de Giono – dont l’écrivain lui-même semble être stupéfait – se trouve dans une lettre à Blanche Meyer, datée du 28 septembre 1946. Alors qu’il s’achemine vers la fin de la rédaction de son livre d’Un roi sans divertissement, il écrit : « Je finis dare-dare ce roman que je fais qui aura été fait en un mois (auquel je ne pensais pas il y a un mois – commencé le 1er septembre pour me noyer et ne plus penser en même temps à mon rhumatisme – je me fais vieux. » Si à la fin du mois d’août 1946, Giono ignorait encore qu’il allait écrire au cours du mois suivant ce qui devait être la première de ses « Chroniques romanesques », il ne pouvait donc pas penser à elle, au mois de mai précédent, quand il employait l’expression « livres de braise » pour qualifier les œuvres qui viendraient après Le Hussard. Il est difficile de dire ce que cette expression recouvrait alors dans son esprit. Peut-être n’était-ce que le troisième élément nécessaire à la construction d’une belle métaphore qui dessinait le parcours rêvé d’une œuvre, dont les « livres de braise » lui étaient encore aussi inconnus que les futures « Chroniques » ?
 
Ce qui précède la naissance des « Chroniques romanesques »

Pour comprendre d’où surgissent les « Chroniques », il faut revenir sur les dix-huit mois qui ont précédé l’écriture d’Un roi sans divertissement. Du 28 septembre 1944 au 31 janvier 1945, Giono est placé en résidence surveillée au camp de Saint-Vincent-les-Forts, dans le nord du département des Basses-Alpes. Contrairement à l’idée que son enfermement aurait sanctionné des faits de collaboration ou d’intelligence avec l’ennemi – dont seule la rumeur publique l’accable – jamais aucune des instances de Justice mise en place par la Résistance au moment de la Libération n’a porté la moindre accusation contre Giono. Estimant sa vie menacée, des responsables de la Résistance du département des Basses-Alpes – dont beaucoup étaient ses amis et le resteront après 1945 – ont dirigé Giono vers Saint-Vincent-les-Forts pour le protéger contre le risque d’une exécution sommaire.
Les témoignages ne manquent pas qui prouvent que les principaux responsables de la Résistance des Basses-Alpes – hors quelques irréductibles esprits sectaires, dont le Parti Communiste Français avait « lavé le cerveau » au sujet de Giono – n’ont jamais formulé le moindre reproche à son égard. Comment expliquer autrement les dédicaces chaleureuses que lui adresse à vingt ans d’écart le colonel Jean Vial, chef départemental des Groupes francs de l’Armée secrète ? Telle celle-ci sur un exemplaire de son ouvrage Un de l’Armée Secrète bas-alpine. Souvenirs d’un résistant : « À Jean Giono, mon éminent compatriote, l’illustre écrivain qu’inspire le pacifisme le plus noble et le plus pur, l’ami de notre vénéré Martin-Bret. Avec l’expression de mes affectueux sentiments. Manosque, le 20.7.48[27]. » Rappelons que Louis Martin-Bret, chef du MUR (Mouvement Uni de la Résistance) des Basses-Alpes, auquel Giono était lié depuis la fin des années vingt, avait été dénoncé, arrêté puis fusillé par les Allemands en juillet 1944. Giono, qui n’avait cessé de le voir pendant l’Occupation, sera profondément bouleversé à l’annonce de son exécution.
Mais, vu de Paris, il en va tout autrement. L’arrestation de Giono signifie qu’il est nécessairement coupable de collaboration, surtout aux yeux des communistes, dont il a été un compagnon de route en 1934 et 1935, avant de s’éloigner d’eux puis de leur manifester une hostilité croissante. En septembre 1944, aussitôt son arrestation connue, Giono est inscrit sur la première « Liste noire » de la commission d’épuration du Comité National des Écrivains. Voici comment il évoque, dans une lettre à Henry Miller, ce qu’il estime – à juste titre – être un règlement de compte des communistes à son égard :
« Je sais que de nombreuses légendes circulent sur mon compte. La vérité est fort simple et la voilà : je n’ai pas écrit une ligne ni un mot en faveur de qui que ce soit. Je n’ai participé à rien. […] Le pourquoi des légendes qui sont colportées et des attaques que je subis a sa réponse ailleurs. La vérité est que les communistes ne me pardonnent pas d’avoir défendu Gide à son retour d’URSS[28] et d’être vaguement teinté de trotskisme. Et les communistes font la loi dans la République des lettres françaises[29]. »
Libéré de Saint-Vincent-les-Forts, Giono est astreint à résider pendant plusieurs mois hors du département des Basses-Alpes. Il s’installe à Marseille chez son ami Gaston Pelous. Avec quelques retours chez lui à Manosque, il séjourne à Marseille jusqu’en octobre 1945, où l’astreinte est levée.

« Remonter sur la scène »

L’inscription du nom de Giono sur la « Liste noire » du Comité National des Écrivains signifie qu’il lui est interdit de publier, donc de gagner sa vie. Mais Jean Paulhan soutient Giono et Gallimard ne le lâche pas, le soutenant financièrement aux cours de cette période difficile, et dès décembre 1946, il lui enverra des contrats pour Un roi sans divertissement et Le Hussard. À peine installé à Marseille, loin d’être découragé pas sa situation, Giono est pris d’une « rage de travail ». Il écrit dans une lettre inédite à Blanche Meyer du 14 avril 1945 : « Je suis dans une sorte de délire de création comme rarement j’en ai connu ». Cette effervescence créatrice qui s’est emparée de lui, lui fait concevoir en moins de deux mois le projet d’un grand livre en dix volumes, une œuvre cyclique, dont il dessine sur des fiches cartonnées l’architecture très concertée. Ce choix éditorial se réfère explicitement à d’autres fresques romanesques récentes qui connaissent un grand succès, en particulier Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Le « roman total » préparé par Giono au printemps 1945, que Pierre Citron désigne sous le nom de « décalogie », connaîtra au fil des mois et des années suivants plusieurs titres – Les Grands Chemins, Romanesque, Le Fleuve du Tage, Le Hussard piémontais – et subira des transformations qui aboutiront aux quatre romans du « cycle du Hussard » : Angelo, Mort d’un personnage, Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou. Dès avril 1945, Giono se lance fougueusement dans l’écriture du livre I : « Les Grands Chemins s’organisent avec tumulte et tempêtes. Débuts orageux du travail, pleins d’éclairs, de grondements et sonneries de trompettes », écrit-il le 2 avril 1945, et le lendemain 
« Je me sens prêt à écrire le grand livre qu’il faut que j’écrive et suis solidement assuré des avenirs. Je combine les aventures du cavalier-épi d’or. J’examine une fois de plus mes propres mystères, je parcours les propres profondeurs de mon cœur, je fais bouillir les sucs les plus secrets dans ma marmite de sorcière pour une fois de plus faire mon propre portrait, comme il se doit mille fois plus beau que ce que je suis, tel que je voudrais être[30]. »
La conception de ce grand livre en dix volumes manifeste également, comme le note Pierre Citron, le besoin d’une « revanche à prendre sur les autres[31] ». Ce point a beaucoup plus d’importance qu’il ne lui en a été accordé jusqu’ici pour comprendre ce qui va se jouer au cours des dix-huit mois à venir. Certes, le « délire de création » qui s’est emparé de Giono au lendemain des épreuves de la guerre le porte à mettre sur pied un ouvrage d’une ampleur inédite chez lui, mais son choix de revenir dans l’actualité littéraire avec une fresque romanesque obéit aussi à une stratégie de reconquête. Plus combatif que jamais, Giono veut provoquer un choc dans le milieu littéraire et, risquons le mot, réussir « un coup éditorial » qui le remette en piste. La « décalogie » est une arme de combat. Quand il commence la rédaction d’Angelo, en avril 1945, Giono envisage très sérieusement de pouvoir porter l’estocade en moins de deux ans et de faire paraître son livre en dix volumes fin 1947.
La « décalogie » devait alterner des romans situés entre 1830 et 1860, qui mettaient en scène Angelo Pardi, colonel de hussard piémontais, et des romans situés un siècle plus tard, dont le personnage central devait être Angelo III, le petit-fils du hussard. Si le contenu de chaque roman est encore vague au moment où Giono dessine son plan d’ensemble, l’organisation du cycle est quasi mathématique : les cinq livres consacrés à Angelo I doivent décroître en volume, passant de dix à cinq chapitres, tandis que dans un mouvement inverse les cinq autres centrés sur Angelo III passeraient de cinq à dix chapitres, les dix romans étant prévus pour compter un total de soixante-douze chapitres.
La rédaction du livre I, publié sous le titre Angelo, est terminée à la fin du mois d’août 1945 et Giono se lance aussitôt dans celle du livre II, situé à l’époque « moderne », publié sous le titre Mort d’un personnage. « Avec beaucoup d’ardeur et de constance », il le mène à terme en mars 1946. Son plan d’ensemble lui apparaît toujours pertinent : « On commence à voir maintenant les résultats de ma malice et que le drame devient plus pathétique d’être porté aussi brutalement de 1840 à 1945 et projeté à travers le temps[32]. » Cependant, malgré un effort soutenu, sa campagne d’écriture prend du retard. Il a terminé son livre II – Mort d’un personnage – début mars 1946, alors qu’en décembre 1945, il pensait encore pouvoir achever le livre III en mai ou juin 1946 : « Le livre pourrait déjà se tenir debout et paraître s’il le fallait mais j’aimerais mieux si j’en ai les possibilités surseoir à sa parution jusqu’au moment où il sera tout à fait complet[33]. » Sans se laisser de répit, Giono se lance courant mars 1946 dans la rédaction du livre III : Angelo « caracole, vole et galope », tandis que son auteur déjà lui « brasse un pain de choléra de douleur, de touffeur, de chaleur, de sueur », qu’il va « lui engorger comme on nourrit un faucon »[34]. Au début du mois de juin, les quatre premiers chapitres du livre III, qui deviendra Le Hussard sur le toit, sont écrits, mais Giono constate que son « roman gonfle » et qu’il excédera la limite qu’il s’était fixée de huit chapitres. « En plein choléra dans de grands chapitres rouges et noirs où le cocasse et le tragique sont mêlés », il comprend que l’épidémie est en train de donner à son récit une ampleur inattendue. Le choléra n’est plus seulement un élément de contexte, il ouvre un champ nouveau et immense à la pensée de l’écrivain, qui va s’en servir de loupe pour scruter les aspects les plus inquiétants de la nature humaine.
Le livre III est en train de prendre une autonomie de plus en plus grande par rapport au plan initial de la « décalogie », que le romancier se voit contraint à réviser. La grande entreprise par laquelle il voulait « renaître » et sa stratégie de retour victorieux dans le paysage littéraire sont en difficulté. Il avait tout misé sur le cycle, mais alors que les deux premiers livres déjà rédigés ne l’assurent pas encore de la réussite de l’ensemble, Giono interrompt la rédaction du Hussard au début du mois de juin 1946. Il ne la reprendra que dix-huit mois plus tard, en octobre 1947, après avoir fait le deuil de la « décalogie », dont les deux premiers romans paraîtront en ordre dispersés : Mort d’un personnage en 1949, Angelo en 1958, après que le succès du Hussard sur le toit, en 1951, a redonné à son auteur l’une des toutes premières places dans la littérature de son temps.
En juin 1946, l’abandon provisoire de son grand livre désarçonne Giono. L’élan de sa création brisé, il se trouve en plein désarroi. À la fin du mois d’octobre 1946, il écrira que les quatre mois qu’il vient de vivre ont été d’« une effroyable tristesse, qui a dépassé la tristesse même »[35]. Certes, il y a des raisons d’ordre privé à cette tristesse, mais l’interruption du Hussard l’a aussi laissé face à un vide vertigineux. Il n’a aucun autre projet à lui substituer, même provisoirement ; aucun « plan B ». Entièrement concentré sur son cycle romanesque depuis plus d’un an, il s’est juste octroyé, au début de 1946, un moment de diversion pour se délivrer de la « farouche attention » qu'exige son roman, en composant son poème « Déluge universel ». En date du 9 juin 1946, Giono recopie dans son « journal » un extrait du Voyage de la corvette L’Astrolabe de Dumont d’Urville, qui semble bien correspondre à la manière dont il perçoit sa situation à ce moment : « Nous restâmes ainsi en perdition pendant plus de trois jours ; et dans cette position si longuement désespérante, on voyait par un contraste assez singulier tous nos hommes en costume du dimanche ou de naufrage, comme on voudra l’appeler, c’est-à-dire vêtus de leurs meilleurs habits[36]. »
 
L’été 46 : la création en panne

Le 10 juillet 1946, quand il quitte Manosque pour ses vacances d’été à Lalley dans le Trièves, Giono est, pour une accumulation de raisons, moralement désemparé. Ce ne sont pas des vacances familiales : son épouse et ses filles, parties en vacances de leur côté, ne le rejoindront que trois semaines plus tard. La femme à laquelle le lie une passion amoureuse tourmentée et de plus en plus à sens unique, se tait : « Le silence fait beaucoup de ravages. Je suis à moitié démantelé par ce silence[37] », lui écrit-il. Que les choses aillent bien, moins bien ou très mal, Giono est toujours été d’une extrême lucidité sur sa création. Or, cet été 1946, son œuvre est en panne et lui-même dans un état à l’opposé du « délire de création » du printemps 1945. S’il a emmené avec lui quelque livres (Retz, Machiavel et Dante) et son carnet de travail, il n’écrit pas ou très peu : « Je bronze et m'endurcis, et ne travaille guère d'écriture mais me gonfle de richesses étonnantes ». Ces « richesses étonnantes », ce sont « les bois et les montagnes dans des paysages bouleversants de grandiose et magiques jusqu'à effrayer »[38]. Giono reçoit Charles Orengo, directeur des Éditions du Rocher, avec lequel il discute d’une édition critique de la « Trilogie de Pan » et prend quelques notes de « journal » dans son carnet de travail, dont la fameuse phrase rétrospective à propos du Trièves : « C’est de ce pays au fond, que j’ai été fait pendant vingt ans »[39]. Quelques dizaines de lignes en un mois, c’est peu quand on sait combien écrire lui est aussi naturel qu’essentiel pour « être » tout simplement. Il n’y a donc rien de surprenant à le voir tracer au crayon en haut d’une page de son carnet, probablement fin juillet-début août 1946, deux phrases qui traduisent son état d’esprit du moment : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Il ne sait pas qu’il est misérable[40] ». Rien ne permet d’affirmer que ces deux phrases ont une valeur programmatique, ni qu’elles annoncent un projet du roman déjà formé, que Giono écrira quelques semaines plus tard et auquel il donnera un titre emprunté à Pascal : Un roi sans divertissement. Il n’y a, par contre, guère à douter que c’est à lui, privé du « divertissement » royal de l’écriture, que Giono applique cette formule où il condense, en la réécrivant de mémoire, une « pensée » plus développée chez Pascal À Lalley, ses amis Gaston Pelous et Édith Berger l’entourent, comme le procureur royal, Saucisse ou Madame Tim entoureront en vain Langlois dans sa solitude. À l’image du « desdichado » de Nerval, il est lui-même à ce moment précis « le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé », dont le « luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie ». Beaucoup d’éléments se mettent en place pour que surgisse bientôt du fond de son désarroi personnel et de la dépression de sa création un « nouveau Giono », qui s’ignore encore lui-même. Écrire, confie-t-il, c’est « vivre avec des personnages qui ne sont jamais que moi-même »[41]. Si Langlois n’existe pas encore dans son esprit, le parcours intérieur du personnage s’est dessiné souterrainement à travers l’expérience vécue par Giono, véritable « roi sans divertissement » en « vacance » dans le Trièves pendant l’été 1946. Seule une nouvelle écriture pouvait apporter un remède au mal-être profond qui le taraudait après le coup d’arrêt porté à son « grand livre ».
 
Surgissement imprévu de Un roi sans divertissement

Nous avons vu que le 28 septembre 1946, Giono écrivait qu’un mois plus tôt, il ne pensait pas à ce roman. Un roi sans divertissement est donc arrivé sous sa plume sans prévenir. Rien n’a été prémédité, encore moins destiné à un éditeur. Giono ne parlera pour la première fois de son nouveau livre à un éditeur, Michel Gallimard, que six jours après en avoir achevé sa rédaction, le 16 octobre 1946 :
« J’ai un roman prêt. Il est court (200 à 250 pages de dactylographie), mais il est le premier d’une série intitulée « Opéra bouffe », dont les livres ne se suivent pas mais s’emboîtent les uns dans les autres. Le deuxième titre de cette série sera prêt en décembre de cette année. Le voulez-vous ? (Je veux dire le premier titre. J’écris comme un cochon[42]). »
Voilà l’un des rares cas, le seul peut-être dans son œuvre, où Giono n’ait pas mûri un livre dans son esprit avant de prendre la plume pour en tracer la première ligne. Ses livres vivent souvent plusieurs années en lui avant d’être couchés sur le papier et quand Giono nous dit qu’un livre est prêt ou « fait », cela signifie qu’il est « fait » ou prêt dans sa tête, mais qu’il lui reste encore à l’écrire. Rien de cela ici : « Le livre est parti parfaitement au hasard, sans aucun personnage[43] », confiera Giono à Jean et Taos Amrouche en 1952. Toute la première partie d’Un roi sans divertissement, jusqu’à l’exécution de M. V., est rédigée d’un seul élan sans que Giono ait pris la moindre note sur son carnet de travail. Le manuscrit, qui présente dès le premier jet le texte définitif, ne comporte quasiment pas de corrections, ni de ratures. L’improvisation gouverne une écriture « fugitive et sauvage »[44], dont Giono est le premier étonné avant de s’en enchanter. Dans un état voisin de la transe, il compose son roman sans reprendre souffle entre le 1er septembre et le 10 octobre 1946, en trente jours d’écriture effective : « Je ne démarre pas de ma table tant que je n'ai pas écrit le mot fin. Le texte est étincelant de style et l'histoire est à la fois prenante et belle. Romantique bien sûr, mais pas d'amour. Cruelle et triste[45]. » Stupéfait, il assiste à la naissance d’un « nouveau Giono » et trouve « dans ce Giono des ressources insoupçonnées »[46]. Sa création était enlisée. Il avait le sentiment de toucher le fond. L’écriture d’Un Roi sans divertissement est le coup de talon qui l’a fait revenir à la surface. Mais en sortant la tête de l’eau, Giono se trouve brusquement devant un nouveau continent et la révélation des « ressources insoupçonnées » que lui révèle l’écriture de son roman, le rapproche du romancier moderne qu’il admire le plus, William Faulkner :
« Il y a deux façons de faire le portrait d’un personnage, c’est de dessiner ses limites et de remplir le personnage, c’est son portrait ; ou dessiner tout sauf le personnage : il apparaîtra en blanc. […] Faulkner a fait ça très souvent : dans Le Bruit et la Fureur, il le fait très bien. Il emploie un langage d’élision pour dire des choses extrêmement importantes et intelligentes. Et ces choses apparaissent dans le texte en blanc. Il ne les exprime pas. Il exprime tout le reste et le seul mot que nous aimerions voir prononcé ou écrit n’y est pas, mais il nous le suggère suffisamment fort pour que nous puissions le sentir[47]. »
Sans citer le nom de Faulkner, Giono reprendra les mêmes termes, dans sa préface de 1962, pour caractériser le style de ses « Chroniques romanesques ». La découverte soudaine de ce nouveau continent de son œuvre est transposée instantanément dans le roman à travers l’aventure de Frédéric II lancé à la poursuite du tueur. Tel Christophe Colomb, auquel il fait référence, Frédéric-Giono entre
« dans un nouveau monde lui aussi ; où il fallait avoir des qualités aventurières. Heureux d’une nouvelle manière extraordinaire ! […] Heureux d’une manière extraordinaire à imaginer (c’est trop dire : à connaître instinctivement) que ce nouveau monde était d’un vaste sans limite ; semblable à l’archipel d’îles blêmes serties de noir que les rayons de poussière lumineuse avaient fait sortir de l’autre côté de l’Archat[48]. »
 
Une série se substitue à l’autre


« Heureux d’une manière extraordinaire », tout à l’ivresse de l’écriture d’Un roi sans divertissement, Giono forme dès le 11 septembre 1946, le projet d’une série de romans courts, écrits en un mois, qui paraîtraient à la cadence d’un titre par an, « le tout intitulé “Chroniques[49]” ». Le 14 septembre, il confirme son projet dans une lettre à Blanche Meyer : « J'écris très rapidement (3 pages par jour régulières soit 90 en un mois. Texte serré qui fera 150 pages de livre) un roman violent très balzacien (quoique Giono) intitulé : Chronique I : Un roi sans divertissement. » Le 28 septembre, il annonce à sa correspondante que « c’est un texte qui commence un roman de 10 à 12 volumes ». En date du 1er octobre, il esquisse dans son « journal » un plan général de cette nouvelle série, temporairement rebaptisée « Opéra bouffe » et lui assigne un objectif :
« Composer opéra bouffe de la façon la plus libre. Le placer également dans le moderne de la façon suivante. Le I étant Un roi sans divertissement, le II pourrait être par exemple un récit de voyage à pied, en car, à travers la Drôme, de Carpentras, Nyons, Dieulefit, etc., Vaison, les pays que j’aime. […] Le III pourrait être une très bucolique histoire d’amour avec Cadiche la fille aînée de Mme Tim ; histoire très grecque et virgilienne. De temps en temps venir aux temps actuels. Le IV, le V, le VI avec les formes les plus diverses. Aller jusqu’au poème. En tout cas jusqu’au poème en prose, certainement. Écrire chaque livre comme j’écris le premier c’est-à-dire très vite pendant un mois à raison de trois pages par jour. Ce qui en dix ans me donne dix livres et une œuvre composée de mille pages. Le reste de l’année, à mon aise continuer la rédaction du Hussard. Cette méthode continuée pendant dix ans me met à soixante ans avec une œuvre avancée. Et si je puis la continuer jusqu’à soixante-dix ans, alors elle aura la diversité, la matière et le poids qu’il faut pour une vraie œuvre originale. De toute façon, la conception est originale et bien supérieure à la conception de toutes les œuvres actuelles (Hommes de bonne volonté par exemple) plus près de la vie – et de la vie imaginaire[50]. »
Remarquons au passage que Giono envisage entre les romans de sa nouvelle série une alternance calquée sur celle qu’il avait prévue pour le « cycle du Hussard » : des livres seront situés au 19e siècle et d’autres « dans le moderne », à une époque contemporaine de leur composition.
Avec les « Chroniques », Giono a trouvé son « plan B » : il va substituer ce nouveau cycle à celui du Hussard en panne pour revenir en force et au plus vite dans l’actualité littéraire. C’est très clairement le but qu’il leur assigne, filant la métaphore guerrière lorsqu’il écrit, le 2 octobre, à Blanche Meyer :
« Je dois terminer ce roman – qui est très beau – en un mois pour être sûr de mes possibilités, car je vais “remonter sur scène”, si on peut dire, et je veux y remonter pour vaincre et vaincre d'une façon totale. Je ne peux donc compter sur le Hussard qui ne sera terminé que dans un an ou même deux. Il faut donc que je puisse m’armer d'armes subites. Ce projet d'écrire un roman en un mois, je m'y suis lancé à corps perdu. Il fallait que j'y réussisse. Ce n'est pas une petite affaire. C'est une moyenne de six pages par jour au moins. […] J'ai tenu le coup magnifiquement jusqu'à aujourd'hui. Je ne peux pas […] interrompre l'effort avant d'avoir gagné. […] Je vais gagner la bataille ».
 
« Les Chroniques » ne sont donc pas plus des œuvres « alimentaires » qu’elles ne sont une diversion par rapport à la rédaction du « cycle du Hussard ». Elles sont la nouvelle arme de Giono dans son entreprise de reconquête et très rapidement, il va leur attribuer une place essentielle dans sa création, au point d’envisager de placer sous leur bannière les romans de la geste d’Angelo : « idée d’incorporer tout simplement Hussard à Chroniques au lieu d’en faire une série séparée. Il me faudrait une bonne vingtaine d’années pour finir Chroniques et en faire ce que je voudrais que cela soit [51] », note-t-il dans son « Journal » le 18 novembre 1947. Dans le texte qu’il donnera à Gallimard, en 1961, pour la quatrième de couverture de l’édition de Noé dans la collection Blanche, Giono ira même jusqu’à incorporer rétrospectivement les quatre romans du « cycle du Hussard » à « la série des Chroniques ».
 
Hantise du mal

Derrière le paravent du « Tout est faux » liminaire de Noé, Giono masque les enjeux personnels profonds des « Chroniques romanesques », leur part secrète d’autobiographie, souvent douloureuse. Ainsi, pendant la rédaction du Moulin de Pologne, il écrit :
« Mettre de moi dans tout ça, et toujours du même fond qui est mon cœur. Métier admirable mais qui touche au diabolique enfer. Se reprendre toujours comme escarcelle et tirer toute sa richesse de soi-même. Il y a des fois où l'on songe avec terreur à la peau de chagrin. En restera-t-il assez à la fin pour passer dignement la grande porte ? Tout ça, au fond, on n'y pense qu’accessoirement ; de même à l'inutilité probable de ces hémorragies. Mon sang que je mets ainsi en bouteille, est-ce que je sais si on en a besoin[52] ? »
Ces œuvres violemment intimes sont hantées par le mal. Alors que Le Hussard doit être son « propre portrait, comme il se doit mille fois plus beau que ce que je suis, tel que je voudrais être », les « Chroniques » où « d’un vil plomb, somme toute, [Giono] fait de la légèreté[53] », sont l’œuvre d’un écrivain « de la tête au pied sensible comme un œil malade »[54], « d'une amertume à la Montaigne, sereine et sage, qui a pris son parti et n'aspire plus à l'impossible » [55]. Le 20 septembre 1950, alors qu’il est en pleine campagne d’écriture des Grands Chemins, il écrit :
« Dès que maintenant je touche aux manifestations du cœur humain, je ne trouve de vérité que dans les noirceurs et les mauvais sentiments. Si je crée un personnage clair, il se trouve tout de suite attaqué par son entourage comme par un acide. Je voudrais m'épargner ces constatations désespérantes, mais mon souci de vérité et d'objectivité me les démontre de plus en plus évidentes. Si bien que je vais tout le temps d'un mal à un mal et que finalement mon expression du monde devient plus véridique que celle qui a précédé ; je prie dieu pour qu'il m'endurcisse ; ce n'est pas gai de vieillir dans un monde de coquines et de coquins. Peut-être, qu'au fond et finalement sortira de là, une œuvre qui sera plus comique que tragique[56]. »
Ces « Chroniques » allègres et ludiques, leur auteur les jugent amères et cruelles et voit Les Âmes fortes comme « un livre dur, cynique et sans joie » [57]. Mais il sait aussi à quelle hauteur elles l’auront fait se hisser dans la littérature, écrivant à propos de Noé : « Je crois que j'ai trouvé une grande forme de renaissance valable pour une partie des charpentes qui pourraient étayer une renaissance de la littérature française. Je sais que cette fois, je suis l'égal des plus grands[58]. »

Jacques Mény

[1] Robert Ricatte, « La préface de 1962 aux "Chroniques romanesque" et le genre de la chronique », in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1279.

[2] Ibid., p. 1286.

[3] Ibid., p. 1280.

[4] Ibid., p. 1277-78.

[5] Ibid., p. 1279.

[6] Mireille Sacotte, article « Chroniques romanesques », Dictionnaire Giono, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 207.

[7] Ibid.

[8] Jean Giono, Chroniques romanesques, édition établie et présentée par Mireille Sacotte, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2010, p. 24.

[9] Jean Giono, Lettres à la NRF, édition établie, présentée et annotée par Jacques Mény, Paris, Gallimard, 2015.

[10] « Journal inédit de Giono - 1946 », édition établie par Christian Morzewski, Revue Giono 1, Manosque, Association des Amis de Jean Giono, 2007, p. 43-74.

[11] « Jean Giono Collection », General Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.

[12] Mireille Sacotte, article « Chroniques romanesques », Dictionnaire Giono, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 207.

[13] « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., p. 49-50.

[14] Ibid., p. 61.

[15] Ibid., p. 66.

[16] Robert Ricatte, « La préface de 1962 aux "Chroniques romanesque" et le genre de la chronique », op.cit., p. 1281.

[17] « Journal inédit de Giono », op. cit., p. 50.

[18] Henry Miller, « Blue Boy de Jean Giono », article paru dans la revue newyorkaise View en mars 1946, traduction publiée dans le Bulletin de l’association des Amis de Jean Giono n° 41, Manosque, Printemps-été 1994, p. 29-32.

[19] Cette traduction par Katherine A. Clarke ne sera pas publiée. Pour saluer Melville devrait paraître pour la première fois aux États-Unis en 2017 chez New York Review Books, dans une traduction de Paul Eprile.

[20] Robert Ricatte, « La préface de 1962 aux "Chroniques romanesque" et le genre de la chronique », op.cit., p. 1282.

[21] « Je ne fais pas partie du comité d’admiration mutuelle », 25 septembre 1946, « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., p. 65.

[22] Jean Giono, Lettres à la NRF, op. cit., p. 184.

[23] Ibid., p. 186.

[24] Lettre inédite à Henri Philippon, créateur de la revue littéraire, La Courte Paille, co-fondateur en 1933 du prix des Deux-Magots, collection Association des Amis de Jean Giono.

[25] Robert Ricatte, « La préface de 1962 aux "Chroniques romanesque" et le genre de la chronique », op.cit., p. 1282.

[26] « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., 2007, p. 53.

[27] Cet ouvrage dédicacé est conservé dans la bibliothèque de Jean Giono à Manosque.

[28] À partir de 1937, les attaques contre Giono ont été de plus en plus violentes dans la presse communiste.

[29] Giono Jean-Miller Henry, « Correspondance 1945-1951 », Revue Giono n° 7, Manosque, Association des Amis de Jean Giono, 2013-2014, p. 24.

[30] Lettres à B. Meyer, « Jean Giono Collection », Yale University Library.

[31] Pierre Citron, « Le Cycle du Hussard - Notice générale », in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, t. IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 1126.

[32] Lettre à B. Meyer, datée du 7 novembre 1945, « Jean Giono Collection », Yale University Library.

[33] Ibid., en date du 17 décembre 1945.

[34] Ibid., en date du 6 avril 1946.

[35] Ibid., en date du 30 octobre 1946.

[36] « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., p. 55.

[37] Lettre à B. Meyer, datée du 23 septembre 1946, « Jean Giono Collection », Yale University Library.

[38] Ibid., en date du 22 juillet 1946.

[39] « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., p. 60.

[40] « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., p. 61.

[41] Lettre à B. Meyer, datée du 14 octobre 1943, « Jean Giono Collection », Yale University Library.

[42] Giono Jean, Lettres à la NRF, op. cit., p. 188.

[43] Giono Jean, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990, p. 192.

[44] Ibid., p. 172.

[45] Lettre à B. Meyer du 28 septembre 1946.

[46] Ibid., en date du 14 septembre 1946.

[47] Notice de Que ma joie demeure, in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 1346.

[48] Giono Jean, Un roi sans divertissement, in Jean Giono, Œuvres romanesques complètes, t. III, op. cit., p. 494.

[49] « Journal inédit de Giono - 1946 », op. cit., p. 61.

[50] Ibid., p. 66.

[51] « Journal inédit de Giono. 24.X.1946 – VII.1947 », édition établie par Christian Morzewski, Revue Giono 2, Manosque, Association des Amis de Jean Giono, 2008, Revue Giono n°2, 2008, p. 84.

[52] Lettre à B. Meyer, datée du 24 octobre 1950.

[53] Jacques Chabot, Giono : l’humeur belle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1992, p. 14.

[54] Dans une lettre à B. Meyer, datée du 9 février 1951, Giono écrit : « J'avais employé jadis dans un de mes premiers textes cette image : “sensible comme un oeil malade”. C'est exactement  comme ça que je suis. » 

[55] Lettre à B. Meyer, datée du 24 octobre 1950.

[56] Ibid., en date du 20 octobre 1950.

[57] Ibid., en date du 28 avril 1949.

[58] Ibid., en date du 6 mars 1947.

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