La première édition des Âmes fortes
Giono écrit Les Âmes fortes sans en dire mot à aucun des deux éditeurs qui se partagent sa production depuis 1931 et avec chacun desquels il est lié par un contrat général : Grasset et Gallimard. Pas plus qu’il n’en parle à Roland Laudenbach qui, malgré les protestations de Gaston Gallimard, vient de publier Noé aux Éditions de La Table ronde. La parution des Âmes fortes chez Gallimard au début de 1950 marquera la fin du double jeu auquel Giono se livre avec ses éditeurs depuis
le début de sa carrière littéraire.
Le partage entre Grasset et Gallimard
Rappelons qu’en mai 1928, Giono avait signé avec Grasset un contrat pour trois romans, dont Colline, le premier publié. Mais dès le mois de juin suivant, après que Jean Paulhan eut attiré son attention sur ce nouvel écrivain très prometteur dont personne ne sait rien, Gaston Gallimard écrit à Giono pour lui proposer de devenir son éditeur dès qu’il sera libre de ses engagements vis-à-vis de Grasset. En octobre 1928, avant même la publication de Colline chez Grasset, Giono signe en secret un contrat avec la NRF, qui prendra effet après la parution des deux autres romans qu’il doit encore à Grasset. En novembre 1930, alors qu’en moins de deux ans il est devenu un écrivain célèbre et qui compte, Giono signe, le 17, un nouveau contrat avec Grasset pour « les trois prochains ouvrages qu’il écrira » et le 28, avec Gallimard, un contrat pour ses
« six prochains romans ». Naturellement, chacun des deux éditeurs ignore l’existence du traité signé avec son concurrent. L’affaire des « deux contrats » éclate au printemps 1931, quand Europe demande à Giono à quel éditeur appartiennent les droits du Grand Troupeau, que la revue s’apprête à prépublier. « Gallimard », répond-il sans ambiguïté. Fureur de Grasset, qui veut porter plainte pour escroquerie et renvoyer Giono devant un tribunal correctionnel. Pour justifier ce « double contrat », Giono a un argument : ses besoins financiers. À Louis Brun, son directeur littéraire chez Grasset, il écrit le 29 avril 1931 :
« Il n’a jamais été question pour moi de quitter la maison Grasset, mais seulement d’établir un partage, et grâce à ce partage vivre avec ma famille sans avoir le souci des fins de mois qui durent trois semaines ».
Le conflit entre Giono et ses deux éditeurs dure près de trois mois, au cours desquels les deux rivaux, Grasset et Gallimard, essayent de sortir d’une « situation inextricable », chacun ayant conscience – c’est tout à leur honneur de ne pas s’y être trompé – d’être en face d’un grand écrivain et d’une œuvre sur laquelle ils peuvent parier à long terme. Brun a pesé de tout son poids pour obtenir l’indulgence de Bernard Grasset et, comme il l’écrit à Gaston Gallimard : « Giono a beau avoir agi comme un salaud, ce n’est pas une raison pour lui couper les vivres ». En juin 1931, après avoir consulté juristes et avocats, Gaston Gallimard et Bernard Grasset s’entendent pour proposer à Giono une formule tripartite de partage-alternance qui va régler l’édition de ses romans pour cinq ans : l’un ira chez Gallimard, le suivant chez Grasset et ainsi de suite. En dehors des romans, les recueils de nouvelles seront pour Gallimard et les essais pour Grasset. La répartition éditoriale se fera sans trop de heurts jusqu’en 1936, où l’accord de 1931 arrive à échéance. Chacun de son côté, Gallimard et Grasset entendent bien reprendre alors Giono en exclusivité. En août 1936, Giono donne la préférence à Gallimard pour la totalité de sa production romanesque pendant neuf ans, à l’exception d’un roman qui doit encore aller chez Grasset : « crime de lèse-amitié », enrage Louis Brun. Ce contrat d’exclusivité sera prolongé de deux ans en janvier 1941. Mais en juillet 1941 et mars 1942, Giono n’en signe pas moins avec Grasset deux nouveaux contrats, qui accordent à son premier éditeur l’exclusivité de sa production à dater de l’expiration de son contrat avec Gallimard au début de 1946. Jusque-là, il s’engage à donner également chaque année un manuscrit à Grasset. En fait, Giono ne publiera plus que deux titres chez Grasset : Triomphe de la vie en 1942 et Mort d’un personnage en 1948, en dépit de ses engagements vis-à-vis de Grasset, avec lequel ses rapports n’ont jamais été simples ni faciles, Bernard Grasset ayant déclaré publiquement, en 1929, qu’il n’aimait pas Colline, malgré le succès du livre en librairie, une critique élogieuse et le Prix Brentano à New York.
En 1944, après l’arrestation de Bernard Grasset pour sympathie envers l’occupant et publication d’ouvrages favorables à la Collaboration, sa maison d’édition est placée sous administration provisoire des Domaines. Giono voit l’avantage qu’il peut tirer de la situation pour se libérer du « joug Grasset ». Il part en guerre contre son éditeur, le mettant en demeure de lui verser l’arriéré de ses droits et de procéder à la réimpression de ses ouvrages épuisés, faute de quoi il rompra unilatéralement les contrats qui les lient. Les relations deviennent très nerveuses de part et d’autre en 1946 et 1947. Au cours de l’été 1947, la menace d’une dissolution de la maison Grasset se précise. Giono, qui ne pense qu’à reprendre les droits de ses œuvres qui y ont été publiées, sera le plus ardent soutien de Gaston Gallimard, quand celui-ci envisagera de racheter les titres de plusieurs auteurs Grasset, dont lui-même, pour compléter et enrichir son catalogue. Mais il devra se faire une raison : en décembre 1948, le Président de la République, Vincent Auriol, prononce la remise de la dissolution et, en 1949, commue en simple amende la peine de confiscation des biens de Bernard Grasset. Quand, au début de 1949, celui-ci revient à la tête de sa maison, il demande à Giono de l’aider dans la rude tâche qui l’attend en lui donnant un nouveau roman. Giono lui répond « affectueusement » que, tant pour son œuvre ancienne que pour la nouvelle, « il faudra que ce soit sur de nouveaux contrats, nouveaux accords » et aux mêmes conditions que celles qui lui sont désormais consenties par Gallimard. Bernard Grasset « considère la chose comme une aimable plaisanterie » et plus aucun livre de Giono ne paraîtra chez lui.
Le partage entre Gallimard et La Table ronde
À partir de 1945, Giono aurait pu se satisfaire de publier exclusivement chez Gallimard, mais c’est à Roland Laudenbach, directeur littéraire des Éditions de La Table ronde, créées en juillet 1944, qu’il propose Un roi sans divertissement en édition de demi-luxe à tirage limité, tandis que l’édition courante paraîtra peu après chez Gallimard. Un roi sans divertissement paraîtra en juillet 1947 à La Table ronde dans la collection « Le Choix » et au début de 1948 chez Gallimard dans la collection Blanche. Bien qu’il ait déjà parlé de Noé à Gallimard, qui se considère désormais comme son éditeur exclusif, Giono va donner sa seconde « chronique romanesque » à La Table ronde, mais cette fois en édition courante comme de demi-luxe. Claude Gallimard est « consterné » de cette infidélité. « Il faut que je vive », lui réplique Giono. Gaston se fâche, mais laisse faire. Noé ne rentrera au « bercail » Gallimard qu’en 1961. Quand, en 1949, Plon annonce qu’il va publier Les Âmes fortes, Gaston fait barrage à cette nouvelle « trahison ».
Les Âmes fortes chez Plon ?
Si Giono avait tenu secrète l’écriture des Âmes fortes auprès de Gallimard et de Laudenbach, c’est qu’il avait négocié l’édition de son prochain roman, dès septembre 1948, avec Maurice Bourdel, président de Plon. Mais pourquoi Plon ? Giono avait été dirigé vers cette maison par son ami Charles Orengo, qui allait en devenir le directeur général en 1950. Orengo, qui avait fondé les Éditions du Rocher à Monaco en 1943, était venu à Manosque, le 10 juin 1946, demander à Giono des textes à publier dans sa maison. Outre Le Voyage en calèche, Giono avait proposé à Orengo son poème Le Déluge universel, une réédition de la trilogie de Pan, et Le Hussard. Giono signera plusieurs contrats avec Orengo entre août 1946 et mai 1949, dont un pour la publication de son « Journal inédit ». Seule sa pièce Le Voyage en calèche, illustrée par Albert Decaris, sera publiée par les Éditions du Rocher, en 1947. Le 6 mai 1949, avec un détachement feint, Giono annonce ainsi à Claude Gallimard la parution des Âmes fortes chez Plon : « Ne vous étonnez pas si vous voyez un de mes romans paraître chez Plon. Ce n’est qu’un roman qui était chez Orengo Éditions du Rocher, et qui l’a cédé à Plon avec mon assentiment (il – Rocher – ne pouvait guère en assurer le poids). Cette publication chez Plon n’est là que pour finir de secouer les puces à Grasset qui promet, promet et ne tient pas, ne peut rien payer et se prend pour Napoléon. Mon but est d’abord de le mettre devant le fait accompli, lui retirer tous les titres de mon fonds (pour lesquels vous m’avez fait offre, ce que je n’oublie pas). Pour la suite et si cela vous agrée, je pourrai remplacer Grasset par Plon pour le partage avec vous de ma production. À moins que vous ne désiriez tout garder. Auquel cas nous ferions une entente nouvelle ». La riposte de Gaston et Claude Gallimard ne tarde pas. Le 12 mai, Claude écrit à Giono : « Je ne vous cacherai pas que nous sommes très étonnés que vous ayez donné à Plon un de vos romans. Toute notre correspondance et nos accords nous garantissent que nous aurons à publier tous vos ouvrages (à l’exception de Mort d’un personnage). Or, depuis Un roi sans divertissement, nous n’avons rien édité de vous et pourtant vous me dites chaque fois que vous nous considérez comme votre seul éditeur ». Le 20 mai, c’est au tour de Gaston Gallimard de mettre les choses au point avec Giono : « Comprenez qu’il est légitime que je sois surpris désagréablement par le désir exprimé de faire paraître un de vos ouvrages chez Plon sans que, préalablement, vous vous souveniez de nos mutuels engagements, de vos promesses renouvelées, de vos constantes confirmations – dont la dernière n’est pas lointaine – de notre droit de préférence. Nous nous sommes contentés de protester auprès de vous et de La Table ronde lorsque Noé, que vous nous aviez promis, a été publié par cet éditeur. Par la suite, vous m’avez confirmé que vous ne donneriez rien ailleurs sans nous l’avoir proposé. Pourquoi alors, mon cher ami, après ces protestations de fidélité, j’étais, me disiez-vous, votre éditeur exclusif, pourquoi cette velléité d’éparpillement ? Mon amitié pour vous – que j’ose espérer quelque peu partagée – m’a toujours enclin à vous accorder, même rétroactivement, des concessions et des satisfactions à l’encontre de mes propres intérêts mêmes. Jamais, je crois, nous n’avons ici refusé d’envisager avec vous toute publicité utile. Alors, pourquoi cette réticence ? J’espère formellement que l’amical rappel de ces considérations vous incitera à arrêter vos pourparlers avec Plon à qui, d’ailleurs, je vais écrire ».
Avec autant de sincérité que de mauvaise foi, Jean Giono, qui s’était flatté auprès de Louis Brun d’être plus « malin » que ses éditeurs, plaide une fois encore auprès de Gaston Gallimard en faveur du partage de son œuvre entre deux éditeurs. Nous donnons ici l’intégralité de sa lettre du 21 mai 1949 [1] :
le début de sa carrière littéraire.
Le partage entre Grasset et Gallimard
Rappelons qu’en mai 1928, Giono avait signé avec Grasset un contrat pour trois romans, dont Colline, le premier publié. Mais dès le mois de juin suivant, après que Jean Paulhan eut attiré son attention sur ce nouvel écrivain très prometteur dont personne ne sait rien, Gaston Gallimard écrit à Giono pour lui proposer de devenir son éditeur dès qu’il sera libre de ses engagements vis-à-vis de Grasset. En octobre 1928, avant même la publication de Colline chez Grasset, Giono signe en secret un contrat avec la NRF, qui prendra effet après la parution des deux autres romans qu’il doit encore à Grasset. En novembre 1930, alors qu’en moins de deux ans il est devenu un écrivain célèbre et qui compte, Giono signe, le 17, un nouveau contrat avec Grasset pour « les trois prochains ouvrages qu’il écrira » et le 28, avec Gallimard, un contrat pour ses
« six prochains romans ». Naturellement, chacun des deux éditeurs ignore l’existence du traité signé avec son concurrent. L’affaire des « deux contrats » éclate au printemps 1931, quand Europe demande à Giono à quel éditeur appartiennent les droits du Grand Troupeau, que la revue s’apprête à prépublier. « Gallimard », répond-il sans ambiguïté. Fureur de Grasset, qui veut porter plainte pour escroquerie et renvoyer Giono devant un tribunal correctionnel. Pour justifier ce « double contrat », Giono a un argument : ses besoins financiers. À Louis Brun, son directeur littéraire chez Grasset, il écrit le 29 avril 1931 :
« Il n’a jamais été question pour moi de quitter la maison Grasset, mais seulement d’établir un partage, et grâce à ce partage vivre avec ma famille sans avoir le souci des fins de mois qui durent trois semaines ».
Le conflit entre Giono et ses deux éditeurs dure près de trois mois, au cours desquels les deux rivaux, Grasset et Gallimard, essayent de sortir d’une « situation inextricable », chacun ayant conscience – c’est tout à leur honneur de ne pas s’y être trompé – d’être en face d’un grand écrivain et d’une œuvre sur laquelle ils peuvent parier à long terme. Brun a pesé de tout son poids pour obtenir l’indulgence de Bernard Grasset et, comme il l’écrit à Gaston Gallimard : « Giono a beau avoir agi comme un salaud, ce n’est pas une raison pour lui couper les vivres ». En juin 1931, après avoir consulté juristes et avocats, Gaston Gallimard et Bernard Grasset s’entendent pour proposer à Giono une formule tripartite de partage-alternance qui va régler l’édition de ses romans pour cinq ans : l’un ira chez Gallimard, le suivant chez Grasset et ainsi de suite. En dehors des romans, les recueils de nouvelles seront pour Gallimard et les essais pour Grasset. La répartition éditoriale se fera sans trop de heurts jusqu’en 1936, où l’accord de 1931 arrive à échéance. Chacun de son côté, Gallimard et Grasset entendent bien reprendre alors Giono en exclusivité. En août 1936, Giono donne la préférence à Gallimard pour la totalité de sa production romanesque pendant neuf ans, à l’exception d’un roman qui doit encore aller chez Grasset : « crime de lèse-amitié », enrage Louis Brun. Ce contrat d’exclusivité sera prolongé de deux ans en janvier 1941. Mais en juillet 1941 et mars 1942, Giono n’en signe pas moins avec Grasset deux nouveaux contrats, qui accordent à son premier éditeur l’exclusivité de sa production à dater de l’expiration de son contrat avec Gallimard au début de 1946. Jusque-là, il s’engage à donner également chaque année un manuscrit à Grasset. En fait, Giono ne publiera plus que deux titres chez Grasset : Triomphe de la vie en 1942 et Mort d’un personnage en 1948, en dépit de ses engagements vis-à-vis de Grasset, avec lequel ses rapports n’ont jamais été simples ni faciles, Bernard Grasset ayant déclaré publiquement, en 1929, qu’il n’aimait pas Colline, malgré le succès du livre en librairie, une critique élogieuse et le Prix Brentano à New York.
En 1944, après l’arrestation de Bernard Grasset pour sympathie envers l’occupant et publication d’ouvrages favorables à la Collaboration, sa maison d’édition est placée sous administration provisoire des Domaines. Giono voit l’avantage qu’il peut tirer de la situation pour se libérer du « joug Grasset ». Il part en guerre contre son éditeur, le mettant en demeure de lui verser l’arriéré de ses droits et de procéder à la réimpression de ses ouvrages épuisés, faute de quoi il rompra unilatéralement les contrats qui les lient. Les relations deviennent très nerveuses de part et d’autre en 1946 et 1947. Au cours de l’été 1947, la menace d’une dissolution de la maison Grasset se précise. Giono, qui ne pense qu’à reprendre les droits de ses œuvres qui y ont été publiées, sera le plus ardent soutien de Gaston Gallimard, quand celui-ci envisagera de racheter les titres de plusieurs auteurs Grasset, dont lui-même, pour compléter et enrichir son catalogue. Mais il devra se faire une raison : en décembre 1948, le Président de la République, Vincent Auriol, prononce la remise de la dissolution et, en 1949, commue en simple amende la peine de confiscation des biens de Bernard Grasset. Quand, au début de 1949, celui-ci revient à la tête de sa maison, il demande à Giono de l’aider dans la rude tâche qui l’attend en lui donnant un nouveau roman. Giono lui répond « affectueusement » que, tant pour son œuvre ancienne que pour la nouvelle, « il faudra que ce soit sur de nouveaux contrats, nouveaux accords » et aux mêmes conditions que celles qui lui sont désormais consenties par Gallimard. Bernard Grasset « considère la chose comme une aimable plaisanterie » et plus aucun livre de Giono ne paraîtra chez lui.
Le partage entre Gallimard et La Table ronde
À partir de 1945, Giono aurait pu se satisfaire de publier exclusivement chez Gallimard, mais c’est à Roland Laudenbach, directeur littéraire des Éditions de La Table ronde, créées en juillet 1944, qu’il propose Un roi sans divertissement en édition de demi-luxe à tirage limité, tandis que l’édition courante paraîtra peu après chez Gallimard. Un roi sans divertissement paraîtra en juillet 1947 à La Table ronde dans la collection « Le Choix » et au début de 1948 chez Gallimard dans la collection Blanche. Bien qu’il ait déjà parlé de Noé à Gallimard, qui se considère désormais comme son éditeur exclusif, Giono va donner sa seconde « chronique romanesque » à La Table ronde, mais cette fois en édition courante comme de demi-luxe. Claude Gallimard est « consterné » de cette infidélité. « Il faut que je vive », lui réplique Giono. Gaston se fâche, mais laisse faire. Noé ne rentrera au « bercail » Gallimard qu’en 1961. Quand, en 1949, Plon annonce qu’il va publier Les Âmes fortes, Gaston fait barrage à cette nouvelle « trahison ».
Les Âmes fortes chez Plon ?
Si Giono avait tenu secrète l’écriture des Âmes fortes auprès de Gallimard et de Laudenbach, c’est qu’il avait négocié l’édition de son prochain roman, dès septembre 1948, avec Maurice Bourdel, président de Plon. Mais pourquoi Plon ? Giono avait été dirigé vers cette maison par son ami Charles Orengo, qui allait en devenir le directeur général en 1950. Orengo, qui avait fondé les Éditions du Rocher à Monaco en 1943, était venu à Manosque, le 10 juin 1946, demander à Giono des textes à publier dans sa maison. Outre Le Voyage en calèche, Giono avait proposé à Orengo son poème Le Déluge universel, une réédition de la trilogie de Pan, et Le Hussard. Giono signera plusieurs contrats avec Orengo entre août 1946 et mai 1949, dont un pour la publication de son « Journal inédit ». Seule sa pièce Le Voyage en calèche, illustrée par Albert Decaris, sera publiée par les Éditions du Rocher, en 1947. Le 6 mai 1949, avec un détachement feint, Giono annonce ainsi à Claude Gallimard la parution des Âmes fortes chez Plon : « Ne vous étonnez pas si vous voyez un de mes romans paraître chez Plon. Ce n’est qu’un roman qui était chez Orengo Éditions du Rocher, et qui l’a cédé à Plon avec mon assentiment (il – Rocher – ne pouvait guère en assurer le poids). Cette publication chez Plon n’est là que pour finir de secouer les puces à Grasset qui promet, promet et ne tient pas, ne peut rien payer et se prend pour Napoléon. Mon but est d’abord de le mettre devant le fait accompli, lui retirer tous les titres de mon fonds (pour lesquels vous m’avez fait offre, ce que je n’oublie pas). Pour la suite et si cela vous agrée, je pourrai remplacer Grasset par Plon pour le partage avec vous de ma production. À moins que vous ne désiriez tout garder. Auquel cas nous ferions une entente nouvelle ». La riposte de Gaston et Claude Gallimard ne tarde pas. Le 12 mai, Claude écrit à Giono : « Je ne vous cacherai pas que nous sommes très étonnés que vous ayez donné à Plon un de vos romans. Toute notre correspondance et nos accords nous garantissent que nous aurons à publier tous vos ouvrages (à l’exception de Mort d’un personnage). Or, depuis Un roi sans divertissement, nous n’avons rien édité de vous et pourtant vous me dites chaque fois que vous nous considérez comme votre seul éditeur ». Le 20 mai, c’est au tour de Gaston Gallimard de mettre les choses au point avec Giono : « Comprenez qu’il est légitime que je sois surpris désagréablement par le désir exprimé de faire paraître un de vos ouvrages chez Plon sans que, préalablement, vous vous souveniez de nos mutuels engagements, de vos promesses renouvelées, de vos constantes confirmations – dont la dernière n’est pas lointaine – de notre droit de préférence. Nous nous sommes contentés de protester auprès de vous et de La Table ronde lorsque Noé, que vous nous aviez promis, a été publié par cet éditeur. Par la suite, vous m’avez confirmé que vous ne donneriez rien ailleurs sans nous l’avoir proposé. Pourquoi alors, mon cher ami, après ces protestations de fidélité, j’étais, me disiez-vous, votre éditeur exclusif, pourquoi cette velléité d’éparpillement ? Mon amitié pour vous – que j’ose espérer quelque peu partagée – m’a toujours enclin à vous accorder, même rétroactivement, des concessions et des satisfactions à l’encontre de mes propres intérêts mêmes. Jamais, je crois, nous n’avons ici refusé d’envisager avec vous toute publicité utile. Alors, pourquoi cette réticence ? J’espère formellement que l’amical rappel de ces considérations vous incitera à arrêter vos pourparlers avec Plon à qui, d’ailleurs, je vais écrire ».
Avec autant de sincérité que de mauvaise foi, Jean Giono, qui s’était flatté auprès de Louis Brun d’être plus « malin » que ses éditeurs, plaide une fois encore auprès de Gaston Gallimard en faveur du partage de son œuvre entre deux éditeurs. Nous donnons ici l’intégralité de sa lettre du 21 mai 1949 [1] :
Cher ami,
Plon m’avise que vous lui avez téléphoné pour vous opposer à la publication de mon livre chez eux. Voyons la chose clairement et amicalement comme toujours.
Je vous ai déjà, il y a à peu près un an, entretenu des raisons pour lesquelles il m’est, en l’état des choses actuelles, indispensable pour vivre d’avoir deux éditeurs. Vous savez qu’il faut beaucoup d’argent pour vivre. Avec mes deux filles à qui je veux donner une grande culture et mon train de maison très modeste, il me faut au moins, pour assumer toutes les charges, payer les impôts et ne pas faire d’économies, 2 500 000 frs par an. Donc, publier au moins deux livres, étant donné que je ne veux pas vivre d’avances. L’alternative avec Grasset et vous était ce système même. Grasset me claque dans les doigts, ne paye pas et son défaut de paiement de mes droits anciens, de mes réimpressions, de mes droits sur le livre qu’il publie maintenant me met en ce moment même dans une fâcheuse situation. J’ai en ce moment à la banque exactement 37 000 frs. Où voulez-vous que j’aille avec ça ? Grasset me doit 1 300 000 frs et a pu péniblement me verser 54 000 frs depuis le début de l’année. J’ai déjà parlé avec vous, en effet (et j’y suis même revenu dans ma dernière lettre), d’un accord qui pourra intervenir entre vous et moi aux termes duquel, après avoir bien examiné la question, vous pourrez peut-être (m’avez-vous dit) m’assurer mon budget annuel en prenant toute ma production. Je vous répète que c’est mon désir le plus cher ; après avoir fait passer chez vous le fonds Grasset. Mais, nous n’en sommes pas encore là, et je ne sais même pas si vous serez finalement d’accord. Or, ma situation exposée plus haut ne me permet pas d’attendre. De plus, j’ai exactement dix-sept romans terminés (il n’y a plus pour chacun que deux ou trois mois de travail pour les revoir et les retoucher avant de les donner). Concevez avec moi que je suis modeste en n’en donnant que de temps en temps un. Mon plan était le suivant : donner un roman à Plon, Les Âmes fortes. Il m’a fait un contrat qui me garantirait pour ce roman 2 000 000 de droits payables moitié à la remise du manuscrit, moitié à la parution. Cela me permet d’achever le premier volume du Hussard que je vous donne à la fin de cette année. Après, j’ai ainsi le temps de revoir le deuxième volume du Hussard que vous aurez fin 1950 et le troisième courant 1951. D’ici là, la situation Grasset sera éclaircie depuis longtemps et probablement l’accord avec vous peut-être réalisé (cela ne dépend que de vous dans ce cas-là).
En dehors de ce plan, je ne vois pas ce que je peux faire. Si vous m’empêchez de publier chez Plon, je suis d’une part trop ami avec vous pour m’en fâcher, mais pourrez-vous publier des Giono à la cadence de 2 par an pour que je puisse, moi, boucler mon budget ? Même en admettant que je puisse arriver à vivre avec 150 000 frs par mois ?
Toutes les questions sont extrêmement complexes. Je comprends parfaitement toutes vos réactions, mais je sais qu’avec vous, en vous expliquant mon point de vue, je ne prêche pas dans le désert, et voilà mon point de vue franchement expliqué. C’est amicalement que j’ai pensé, au contraire, ne pas vous charger et peser essentiellement sur vous. Plon va faire un effort de publicité pour ce livre. Le livre porte en lui-même tout ce qu’il faut également pour qu’il se défende très bien. Tout cela ne peut que faire de très bonnes choses au Hussard, qui arrivera après. Je raisonne évidemment en dehors de votre point de vue et naturellement sans perdre de vue mon intérêt pécuniaire, mais il ne faut que de l’amitié pour voir l’amitié que j’ai pour vous en raisonnant de cette façon.
J’aimerais bien que nous arrangions nettement toute cette affaire, je vous le répète ; la carence totale de Grasset me met dans une fâcheuse situation financière. Mon budget était parfaitement équilibré si j’avais touché de ce côté les sommes qui me sont dues. Il faut que je touche de l’argent au plus tôt par ailleurs, puisque celles-là me manquent.
Amicalement à vous
Plon m’avise que vous lui avez téléphoné pour vous opposer à la publication de mon livre chez eux. Voyons la chose clairement et amicalement comme toujours.
Je vous ai déjà, il y a à peu près un an, entretenu des raisons pour lesquelles il m’est, en l’état des choses actuelles, indispensable pour vivre d’avoir deux éditeurs. Vous savez qu’il faut beaucoup d’argent pour vivre. Avec mes deux filles à qui je veux donner une grande culture et mon train de maison très modeste, il me faut au moins, pour assumer toutes les charges, payer les impôts et ne pas faire d’économies, 2 500 000 frs par an. Donc, publier au moins deux livres, étant donné que je ne veux pas vivre d’avances. L’alternative avec Grasset et vous était ce système même. Grasset me claque dans les doigts, ne paye pas et son défaut de paiement de mes droits anciens, de mes réimpressions, de mes droits sur le livre qu’il publie maintenant me met en ce moment même dans une fâcheuse situation. J’ai en ce moment à la banque exactement 37 000 frs. Où voulez-vous que j’aille avec ça ? Grasset me doit 1 300 000 frs et a pu péniblement me verser 54 000 frs depuis le début de l’année. J’ai déjà parlé avec vous, en effet (et j’y suis même revenu dans ma dernière lettre), d’un accord qui pourra intervenir entre vous et moi aux termes duquel, après avoir bien examiné la question, vous pourrez peut-être (m’avez-vous dit) m’assurer mon budget annuel en prenant toute ma production. Je vous répète que c’est mon désir le plus cher ; après avoir fait passer chez vous le fonds Grasset. Mais, nous n’en sommes pas encore là, et je ne sais même pas si vous serez finalement d’accord. Or, ma situation exposée plus haut ne me permet pas d’attendre. De plus, j’ai exactement dix-sept romans terminés (il n’y a plus pour chacun que deux ou trois mois de travail pour les revoir et les retoucher avant de les donner). Concevez avec moi que je suis modeste en n’en donnant que de temps en temps un. Mon plan était le suivant : donner un roman à Plon, Les Âmes fortes. Il m’a fait un contrat qui me garantirait pour ce roman 2 000 000 de droits payables moitié à la remise du manuscrit, moitié à la parution. Cela me permet d’achever le premier volume du Hussard que je vous donne à la fin de cette année. Après, j’ai ainsi le temps de revoir le deuxième volume du Hussard que vous aurez fin 1950 et le troisième courant 1951. D’ici là, la situation Grasset sera éclaircie depuis longtemps et probablement l’accord avec vous peut-être réalisé (cela ne dépend que de vous dans ce cas-là).
En dehors de ce plan, je ne vois pas ce que je peux faire. Si vous m’empêchez de publier chez Plon, je suis d’une part trop ami avec vous pour m’en fâcher, mais pourrez-vous publier des Giono à la cadence de 2 par an pour que je puisse, moi, boucler mon budget ? Même en admettant que je puisse arriver à vivre avec 150 000 frs par mois ?
Toutes les questions sont extrêmement complexes. Je comprends parfaitement toutes vos réactions, mais je sais qu’avec vous, en vous expliquant mon point de vue, je ne prêche pas dans le désert, et voilà mon point de vue franchement expliqué. C’est amicalement que j’ai pensé, au contraire, ne pas vous charger et peser essentiellement sur vous. Plon va faire un effort de publicité pour ce livre. Le livre porte en lui-même tout ce qu’il faut également pour qu’il se défende très bien. Tout cela ne peut que faire de très bonnes choses au Hussard, qui arrivera après. Je raisonne évidemment en dehors de votre point de vue et naturellement sans perdre de vue mon intérêt pécuniaire, mais il ne faut que de l’amitié pour voir l’amitié que j’ai pour vous en raisonnant de cette façon.
J’aimerais bien que nous arrangions nettement toute cette affaire, je vous le répète ; la carence totale de Grasset me met dans une fâcheuse situation financière. Mon budget était parfaitement équilibré si j’avais touché de ce côté les sommes qui me sont dues. Il faut que je touche de l’argent au plus tôt par ailleurs, puisque celles-là me manquent.
Amicalement à vous
Jean Giono
Giono plaide en vain. Gaston Gallimard a fait barrage à ses velléités de se faire éditer chez Plon. Cet épisode met un coup d’arrêt définitif aux incartades éditoriales de Giono qui dorénavant, sauf exception dûment autorisée, ne publiera plus que chez Gallimard. Mais, en négociateur habile et opiniâtre, l’écrivain a obtenu de Gallimard un nouveau traité, où il pousse ses exigences le plus loin possible : ses mensualités sont révisées à la hausse ; il conserve les droits des éditions de luxe et demi-luxe et ne partagera pas avec son éditeur les droits d’adaptation cinématographique de ses œuvres. En compensation de quoi, il accorde à Gallimard d’être dorénavant le « gérant de son œuvre ».
Chronique ou roman ?
Les Âmes fortes appartient à la série des « Chroniques romanesques » et devrait être édité en tant que « Chroniques III », après Un roi sans divertissement (« Chroniques I ») et Noé (« Chroniques II »). Mais Gallimard ne tient pas à conserver ce surtitre. Le 28 octobre 1949, Claude Gallimard écrit à Jean Giono : « Festy m’a fait part de votre désir de voir figurer sur la couverture des Âmes fortes l’indication : “Chroniques III”. Je ne vous cache pas que cette mention me semble très préjudiciable à la vente et risque de provoquer des malentendus chez les libraires, étant donné que nous n’avons pas publié Noé, qui d’ailleurs ne comportait pas cette mention ». Giono n’oppose guère de résistance à son éditeur : « Pour Les Âmes fortes, il suffirait de porter la mention “Chroniques” non pas sur la couverture, mais sur la page de titre ; ou alors supprimez-la carrément. Je comprends fort bien vos raisons ». Si attendu soit-il par l’éditeur, Les Âmes fortes est soumis au comité de lecture de Gallimard. Voici la note de lecture établie le 16 juin 1949 par Jacques Lemarchand, membre du comité : « C’est dramatique, bien conté et presque toujours intéressant. Attachant au moins. Ce n’est sûrement pas un “grand Giono”, mais c’est mieux et plus intéressant que le Roi sans divertissement ».
Chronique ou roman ?
Les Âmes fortes appartient à la série des « Chroniques romanesques » et devrait être édité en tant que « Chroniques III », après Un roi sans divertissement (« Chroniques I ») et Noé (« Chroniques II »). Mais Gallimard ne tient pas à conserver ce surtitre. Le 28 octobre 1949, Claude Gallimard écrit à Jean Giono : « Festy m’a fait part de votre désir de voir figurer sur la couverture des Âmes fortes l’indication : “Chroniques III”. Je ne vous cache pas que cette mention me semble très préjudiciable à la vente et risque de provoquer des malentendus chez les libraires, étant donné que nous n’avons pas publié Noé, qui d’ailleurs ne comportait pas cette mention ». Giono n’oppose guère de résistance à son éditeur : « Pour Les Âmes fortes, il suffirait de porter la mention “Chroniques” non pas sur la couverture, mais sur la page de titre ; ou alors supprimez-la carrément. Je comprends fort bien vos raisons ». Si attendu soit-il par l’éditeur, Les Âmes fortes est soumis au comité de lecture de Gallimard. Voici la note de lecture établie le 16 juin 1949 par Jacques Lemarchand, membre du comité : « C’est dramatique, bien conté et presque toujours intéressant. Attachant au moins. Ce n’est sûrement pas un “grand Giono”, mais c’est mieux et plus intéressant que le Roi sans divertissement ».
Jacques Mény
[1] Jean Giono, Lettres à la NRF 1928-1970, édition établie, présentée et annotée par Jacques Mény, Gallimard, 2015, pp. 260-269. Cette correspondance est reproduite ici avec l’aimable autorisation des Éditions Gallimard.